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22 avril 1830/Anne Weber, Auguste

Publié le 22 avril 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours
et note de lecture


CHŒUR


     Le 22 avril 1830, Auguste von Goethe part pour l'Italie. Comme personne ne peut plus ignorer l'état inquiétant dans lequel il se trouve, son père a finalement accepté l'idée de le laisser partir, dans le faible espoir que ce voyage apportera une distraction et peut-être même la guérison à ce fils dont il a beaucoup de peine à se passer. Il faut dire qu'Auguste est malade. Il souffre de coliques rénales très douloureuses. Et, depuis l'enfance, de coliques morales de plus en plus pénibles. Pour que quelqu'un veille sur lui et modère ses excès d'alcool, à défaut de l'empêcher de boire, on lui a adjoint notre vieil ami Eckermann.

Intermède


Et la mort
j'y vais
comment?
Comment
elle va
en moi?
Tel le hérisson
de la fable
elle est déjà là
et moi pas.

La pièce
faut dire
qu'elle
la connaît
par cœur.
Elle se la
coule douce
sifflote une
chansonnette
en Arcadie
se gratte le
ventre au
pôle Nord.
Elle a tout
son temps.
L'ascenseur arrive
nous montons dedans
devinez un peu
où il descend.

Anne Weber, Auguste, Le Bruit du temps, 2010, pp. 116-117-118.



     Ainsi s'achève l'acte IV de cette « tragédie bourgeoise pour marionnettes » signée Anne Weber. Construite en cinq actes, avec prologue, épilogue, intermèdes et chœur, cette pièce de théâtre d'apparence classique s'en éloigne par le ton, délibérément leste et distancié, parfois même grinçant ou au contraire léger, familier ou enfantin, dans les intermèdes et les chansons. Mais aussi par les superpositions temporelles, anachronismes, anticipations et retours en arrière, mélanges des genres et des niveaux de langages, propres à la modernité. Ainsi dans l'intermède qui préside à l'ouverture de l'acte II, assiste-t-on à l’entrée en scène de « l'Histoire en majuscules » ― Napoléon et la bataille d'Iéna, les soldats français vus par les Prussiens ―, puis, scène 1 du même acte, à l'intrusion dans Weimar en flammes, d'une caméra avec travellings avant et gros plans sur le décor de la maison de Goethe et de sa famille.

     Auguste von Goethe est le personnage central de cette « mascarade » autour de laquelle gravitent toute la gent weimarienne de l'époque de Goethe. Depuis le grand Goethe lui-même, père d'Auguste, et les notables de Weimar ― Charlotte von Stein ou Bettina von Arnim-Brentano, en passant par Schiller, ami de Goethe ou par l'écrivain romantique Jean Paul (Richter), à qui le choeur demande de « bien vouloir descendre sur terre un petit instant ». Mais aussi par l'entourage familier d'Auguste. La très roturière Christiane Vulpius, sa mère, épousée par Goethe bien des années après la naissance d'Auguste, Ottilie von Pogwisch, épouse volage d'Auguste, « qui s'éprend toutes les cinq minutes d'hommes différents, avec toujours la même passion étonnante », leurs deux fils, Walter et Wolfgang. Sans parler des domestiques, des soldats prussiens, des amis, des philosophes, des gens de théâtre. Dont le comédien Karl von Holtei chargé par Goethe de réciter des passages de son Faust, de Thomas Mann qui fait irruption dans l'acte II pour offrir ses services et interpréter le rôle du Conseiller privé von Goethe ― lequel « n'a pu être convaincu de troquer / pour la durée de la représentation le / caveau des princes contre un théâtre / de poupées » ―, et jusqu'à la dramaturge Anne Weber en personne. À qui Auguste, dont la fureur se manifeste à travers geste (gifle), expression (furieux, didascalie) et discours, reproche violemment de l'avoir fait revivre en le mettant en scène dans sa pièce :

     « Qu'est-ce que tu me veux ? Qu'est-ce qui t'attire, dans mon pâle personnage ? Combien de temps comptes-tu encore m'abandonner à la pitié et aux sarcasmes d'autrui ? Espèce de directeur de théâtre de poupées gonflées, sors enfin de ton trou ! Et parle ! »

CHŒUR


    « Nous appelons sur scène Anne Weber ; Anne Weber sur scène, s'il vous plaît ».


     C'est par le chœur, cette assemblée de « vieux gâteux », que passe l'histoire d'Auguste, depuis ses origines ― œuvre du Conseiller privé von Goethe et de Vulpia ―, jusqu'à son voyage en Italie et à son décès survenu à Rome, le 27 octobre 1930. Entre ces deux temps extrêmes, il faudra au « fils du poète » affronter la vie, porter sur les épaules le poids de sa double naissance ― être le fils de Goethe et supporter les quolibets qui ramènent sa mère à « une truie » ―, vivre avec philosophie les infidélités conjugales d'Ottilie, assumer au cours de sa brève existence le rôle secondaire de protagoniste qui lui a été assigné (par son illustre père). Et revivre sa mort à travers le théâtre :

     « Je suis mort depuis longtemps, mais ma tête me fait horriblement mal, et j'ai peur qu'elle éclate et me fasse mourir de nouveau. Il est étrange de voir mourir les morts. Ils ont oublié ce que c'était que de mourir, tout comme les vivants oublient la douleur, une fois qu'elle est passée, tout comme les mères oublient les naissances qui leur ont déchiré le ventre, tout comme les amants oublient la douleur qui battait au creux de leur estomac et leur fendait le cœur. Les souvenirs pâlissent. La mort continue. »

     Quant à Goethe, à la nouvelle de la mort de son fils, il s'écria : « Non ignoravi me mortalem genuisse ! » (Je savais bien que j'avais engendré un mortel !)

     En faisant revivre Auguste, le temps d'une lecture ou le temps d'une mise en scène, Anne Weber restitue au fils de Goethe la part de destin et d'immortalité qui lui ont été confisqués. Elle le fait avec tendresse et humour. Et talent ! Une fois franchis les obstacles inhérents aux arcanes de la culture germanique (du moins pour un[e] non-germaniste), son Auguste livre peu à peu sa grandeur et sa foisonnante richesse. Quant à Auguste von Goethe, il sort grandi de l'épreuve qui lui a été imposée par l'écrivain franco-allemand, pour le plus grand bonheur du spectateur ou du lecteur. Qui se délecte de la pirouette finale : « le petit Auguste chassé du passé » du début de la pièce a rejoint Auguste le Grand. C'est sur le nom de l'empereur romain que se clôt l'épilogue. Admirable trouvaille !

Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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