Une femme en sucre
Publié le 30 novembre 2007 par Jlhuss
Elle étincelle dans sa boutique comme une poupée derrière un papier cristal.
À l’intérieur, la lumière rebondit sur le faux marbre, rit sur les miroirs, éclate sur le laiton. Posés en formation serrée sur des collerettes de papier blanc, les gâteaux, viennoiseries, bouchées, chocolats et pâtes de fruits ressemblent à des petits soldats en revue. Glacés de sucre, poudrés de pistache, dorés à la feuille, mignards, ils luisent sous le verre bombé des vitres. Les financiers et leurs macarons campent en ordre à côté des brioches dodues, des petits pains vernis à l’œuf, du ventre strié des madeleines à bosse. Des divisions de religieuses au glaçage impeccable rivalisent d’embonpoint, leurs collerettes de crème plissées ressemblent à des stucs. Les éclairs cirés répondent aux cuivres des tartelettes, les babas draguent les polonaises, les colonels surveillent les forêts noires, les paris-brest, les saint-honoré. Les étiquettes sont patiemment manuscrites, les prix pincés dans des portes-menus argentés. Tout est bien, au cordeau. Les mendiants dorment à leur place.
Derrière, un peu cachée par les pyramides de meringues rosées et de tuiles aux amandes, la pâtissière ne sourit pas.
Elle vérifie l’heure entre deux encaissements, inquiète. Distraitement, elle surveille les gestes lents de l’apprentie aux seins ronds qui pose, un à un, les chocolats au fond du sachet, comme des perles rares. Elle reprend cette autre, grande bringue en tablier, qui s’était laissée un moment bercer par la clochette de l’entrée. Elle remercie avec un sourire éteint la cliente pour la menue monnaie, salue d’un ton plat le couple qui vient d’entrer, tressaille lorsqu’une voix d’homme, venue du « laboratoire », appelle soudain son nom. Électrisée, elle trotte menu vers la porte secrète de l’arrière-boutique qu’elle referme sur ses pas vitement, comme les bonnes de Vaudeville. Un instant plus tard, rayonnante et rescapée de la forge caramélisée de son vulcain de mari, elle revient avec un plateau chargé d’amandines. Le rose aux joues. Toute fière.
Partout dans la boutique, son écriture à la fois élégante et enfantine donne la composition des douceurs, annonce les conditions de commandes, le nom grand siècle des bûches « créatives » et des entremets pompeux. Absorbée dans une facture de boîtes cartonnées au nom de la maison, elle est sur le qui-vive. À cette bonne cliente-ci, elle parle volontiers des « soucis » des périodes de fêtes. À telle autre -très fidèle- elle s’ouvre au sujet des commandes, des menus, des horaires « spéciaux ». À ce petit monsieur -un régulier- elle conte l’affaire des petits-fours, le complot des fruits déguisés, l’émeute des nougats. Elle ne « sait pas si elle va s’en sortir cette année », elle tente un « il est déjà très fatigué… » et confie tout bas : « tout ira mieux après la galette »… Puis range vos achats d’un air entendu comme si elle venait de vous glisser les codes des sous-marins nucléaires du golfe Persique.
On ne sait si la commande que l’on vient de faire, en avance et dans les règles, la rassure ou bien la livre tout entière à d’abominables spectres commerçants. Le bras en écharpe ce dimanche, elle a une tendinite, le mois prochain une extinction de voix, la semaine dernière des vapeurs inexpliquées. « Même à l’hôpital, les spécialistes ne savent pas… ». Debout dans sa bonbonnière, sous la lumière presque bleue de la glacière où dorment les omelettes norvégiennes, elle vous regarde passer la porte d’un œil triste. Dehors, la rue grise et vivante sent la neige. Derrière la vitrine, la pâtissière a repris le pâle rosaire de ses bonjours.