Cher Ulysse,
M’aurais-tu laissé sur ma faim ? Oui, bien sûr et c’est peut-être mieux ainsi. Car je ne préfèrerai pas mettre trop rapidement le mot fin à ce qui se passe entre nous.
Je n’ose plus décompter les jours depuis que tu m’as quittée pour Troie… Ton absence se creuse en moi et je t’attends. Cela me donne l’occasion de prendre la voix d’une maîtresse coquine et de te dire, charmant vaurien : Viens un peu ici que je te rosisse proprement les oreilles, et que je les tire bien comme il faut ! Oui, prépare-toi bien à rougir de tous les châtiments que je t’infligerai pour te punir de m’avoir ainsi délaissée.
Je crains même d’être trop sévère. Un peu plus je m’emporterais et te dirais : Je peux te dire que cela va te couper définitivement le chicon et l’envie de revenir! Ah, ah, tu vas voir, filou ! Non, peut-être mieux, je ne te dirais rien et j’imagine alors des scénarios fantasques où c’est moi-même qui vais m’occuper de ton sort mon petit garnement et tu pourras toujours crier après ta mère ou saint-Glinglin, je te promets que tu vas passer un sale quart d’heure. Oh, oh, je n’aimerais pas être à ta place, je te le dis ! Prépare-toi, dors pendant 8 heures toutes les nuits, car tu vas prendre « chair » à ton retour !
Quant à tous ces prétendants transis autour de moi, tu sais bien que cela m’est bien égal. Ils ne comptent pas, tous ces voleurs qui essaient de m’arracher, moi ton butin, ton trésor, à toi. A peine parviennent-ils à me faire passer le temps. Car, oui, je n’appartiens qu’à toi, mon maître. Et cruelle comme tu me connais, je me ris des ravages que je cause autour de moi.
L’autre jour, il y en avait un au bord de l’éclatement, vraiment il ressemblait à s’y méprendre à cette grenouille qui voulait être aussi grosse qu’un bœuf. J’eus cette stupide pensée, j’avoue. Je lui rappelais pour mettre fin à toutes ces pamoisons que j’avais toujours l’honneur d’être ta femme et que tu avais la réputation d’être un homme férocement jaloux… ce qui eut pour heureux effet de détourner pour un temps le petit voleur de son amoureuse frayeur. Pour le coup, cela le refroidit et, sans que je compris bien pourquoi, notre pauvre hère eut bien du mal à réprimer le rire qui montait en lui.
Enfin, tu vois, des choses bien étranges se passent ici, elles ont pour seule mérite de me détourner pour un temps de mon ennui de toi. Aussi mes gens essaient-ils de me distraire de cette mélancolique humeur et inventent pour moi des jeux nouveaux. Les jeux du cirque, par exemple, tu connais ? Pour le coup, c’est vraiment bête et méchant.
Pour t’expliquer en quelques mots c’est une sorte de combat de catch, d’improvisation théâtrale ou d’émission de téléréalité, comme tu préfères (j’ignore désormais quels sont tes référents…es-tu parti trois ans ou trois mille ans ?!). On met dans une arène des acteurs qui simulent entre eux agressions, courses et autres méfaits.
Quoi, seuls les plaisirs sadiques seraient en mesure de me satisfaire désormais? Peut-être que oui…Oh, reviens vite mon Ulysse, j’ai peur de dériver trop loin dans ces terres…
Bref, la dernière fois, nous avons ainsi eu droit au scénario du voleur de pommes pris en flagrant délit par le fermier et son fils. Le jeu dispose bien sûr d’accessoires et de faux décors : au centre, la maison du fermier représentée en carton pâte, sur les côtés, le champ de pommiers, autour la piste de course. Ainsi, après avoir volé leurs pommes devant leur nez, le voleur commença à provoquer les fermiers, père et fils. Ce qui n’échappa malheureusement pas au fermier père et accrut sa fureur. Il ne lui laissa alors aucun répit et courut à sa poursuite. Là, les trois comparses firent le tour de la piste.
Le voleur (excellent comédien et coureur au demeurant) bien décidé toutefois à avoir le dernier mot, attrapa alors une pomme tombée au passage et la lança en direction de ses bourreaux. Si la pomme les rata, elle ne manqua pas par contre une vitre de la cuisine, qui se brisa. Le spectacle était vraiment palpitant, mon amour. Je crois que tu aurais aimé être à mes côtés.
Mais continuons. Entre le gros père huileux et le grand fils sec, on aurait pu croire que c’eût été la sotte jeunesse qui prendrait la tête, non, honneur aux aïeux, ce fut le vieux bœuf cramoisi pour cette fois. Il finit par attraper le voleur et le frappa. Le petit y perdit deux dents (tout est simulé, rassure-toi). Le fermier dit alors : « Essaie toujours de croquer mes pommes maintenant ! » (le son est très bon dans l’arène, on entend tout). Son fils vint le rejoindre et cria : « Eh, ce n’est pas juste, je veux aussi ma part ! ». Il frappa alors le malheureux à son tour.
Et ne me raconte pas de bobard, tu me diras à la lecture de cette lettre. Qu’est devenue ma douce Pénélope qui palissait à la vue de la moindre goutte de sang ? Quoi je me réjouis, barbare, d’un spectacle ignominieux où l’on se cogne juste pour le plaisir de cogner et de divertir? Mais, que veux-tu, mon cher Ulysse, je ne suis plus la jeune femme que tu as connue ! Je suis devenue cette reine abandonnée par son roi qui a préféré la guerre et ses excès aux douceurs de mes bras. Qu’est-ce que j’en fais, moi, en attendant, de toute mon ardeur ? Eh bien, je me divertis comme je peux. Pour ne pas te tromper, j’essaie simplement de te comprendre, mon cher, et de goûter moi aussi par procuration aux plaisirs guerriers.
Mais finissons là mon tableau et l’exécution finale du voleur menée par le fils du fermier. Ne te moque plus jamais de nous, lui lança-t-il en lui administrant un dernier coup de pied dans les côtes avant de l’abandonner à son triste sort…Puis il ricana et rejoignit son père (après avoir craché par terre). Sur ce, rideau, comme on dit…
Voilà en quelques mots ce à ce quoi ressemble ma vie sans toi. Je m’épuise à maintenir une apparence de reine digne. Je résiste tant bien que mal à la corruption qui m’entoure. Le ver, celui de la frustration et de l’amertume, gagne pourtant peu à peu le fruit. C’est pourquoi je t’en supplie, reviens-moi vite et sauve moi d’une décadence que je sens toute proche si tu persistes à prolonger ton errance loin de moi.
Je n’ai jamais eu recours jusqu’à maintenant aux missives ou bouteilles à la mer, j’avais trop confiance en notre amour pour avoir besoin de ce genre de preuves ou de garanties. Si je m’y résous désormais, en témoigne cette lettre, c’est que ma vie et mon âme sont en danger. Je prie pour que tu reçoives ce message à temps.
A très vite mon aimé,
Ta fidèle Pénélope
PS : Surtout je ne voudrais pas que notre histoire d’amour se termine sur une fin ratée telle celle-ci : « il parlait, comme à son habitude, aux cendres de sa femme posés dans un entonnoir sur la cheminée. »- mais plutôt une phrase de ce style : « il lui parlait, comme à son habitude, de son Odyssée loin d’elle et de sa joie de l’avoir retrouvée » A bon entendeur, salut !