Magazine Journal intime

Une bibliothèque qui brûle

Publié le 27 novembre 2007 par Stella

Emeutes, cette nuit, à Villiers-le-Bel et ses environs. Des blessés par dizaines, des voitures brûlées, des commerces dévastés, deux écoles détruites et une bibliothèque incendiée.

Ne nous a-t-on pas assez dit et répété le mot d’Hampâté Ba : “Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle.”

Et une bibliothèque qui brûle, qu’est-ce que c’est ? Le traumatisme perdure depuis l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie, de voir partir en fumée un inestimable patrimoine de l’humanité, tant celle-ci se détermine hors de la barbarie par sa culture et, plus finement encore, par la culture qu’elle a su immortaliser dans ses livres.

Comment se fait-il que, des siècles plus tard, les bibliothèques continuent de brûler ?

En 1872, Victor Hugo publie L’Année terrible, un recueil de poèmes qui racontent les souffrances de la France de 1870, en butte à la guerre contre la Prusse (perdue) et la guerre civile à Paris. Il est question, là, de l’incendie de la bibliothèque des Tuileries.

A qui la faute ?

Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?

- Oui.
J’ai mis le feu là.

- Mais c’est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C’est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C’est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l’aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d’oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l’homme antique, dans l’histoire,
Dans le passé, leçon qu’épelle l’avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes ! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des Jobs, debout sur l’horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l’esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C’est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit ; parce qu’il brille et qu’il les illumine,
Il détruit l’échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d’esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L’âme immense qu’ils ont en eux, en toi s’éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu’eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t’enseignent ainsi que l’aube éclaire un cloître
À mesure qu’il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t’apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l’homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C’est à toi comprends donc, et c’est toi qui l’éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l’erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l’ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
Le livre est ta richesse à toi ! c’est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !

- Je ne sais pas lire.

Eh oui. Il est fort dommage que, s’ils savent lire, nos politiques lisent sans comprendre. Jeunes, ils ont peut-être appris ce poème d’Hugo. Mais ils n’ont fait que l’ânonner sans retenir son sublime message. Oui, il eut fallu apprendre à lire à cet homme de 1870. L’avons-nous fait ? Il est permis d’en douter puisque l’histoire se répète : il eut fallu apprendre à nos jeunes à aimer ce patrimoine qui leur appartient, cette littérature, cette histoire, cette géographie qui sont les leurs, quelles que soient leurs origines. Les bibliothèques n’ont pas de nationalité. Elles n’ont rien à voir avec le ministère de l’Identité nationale, de l’intégration et de l’ADN. Les flammes qui s’en échappent éclairent d’un jour cru la faillite de notre système, montrent d’une langue mordante notre coupable faiblesse, celle qui nous a poussés à accepter sans broncher cette infâmie.


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