Sur le dernier film d’Alain Cavalier
C’est un film à la fois très personnel et très intime qu’Irène d’Alain Cavalier, je dirais même : crûment, presque durement personnel et intime, jusqu’à une sorte de violence ouverte dans la douceur, et à tous. Irène vient après Le Filmeur mais en somme par Le Filmeur, issu de l’épuration du Filmeur, et donc elliptique et rapide, mais dans un temps lent quoique le film soit bien plus bref que Le Filmeur, et sondant au tréfonds de l’instant, jusqu’au fond où gît un secret.
C’est le film en effet d’un secret, le secret d’Irène. On se gardera d’en dire beaucoup plus. C’est le film d’un secret et d’une douleur existentielle soudain interrompue par l’Accident, qu’on prendra comme un signe du Destin, ou pas. Alain Cavalier ne le dit pas mais c’est là aussi, sans que ce soit dit comme ça. Tout est dit dans ce film, sans tout dire. Voici ce qui s’est passé, mais que s’est-il vraiment passé ? Il faudrait le demander au ciel et à la petite cour qu’il y a là, il faudrait le demander aux choses, il faudrait le demander aux arbres qui restent là, il faudrait le demander à la route et à son Croisement Fatal, comme disent les journaux, il faudrait le demander à Irène, ce qu’elle pensait à ce moment-là où elle est partie impatiente sans attendre Alain, il faudrait le demander à Alain qui a tant tardé à la rejoindre, il faudrait le demander au Destin qui manigance tout ça mais est-ce que tout ça s’expliquerait ?
Il y a dans Irène, par le cinéma, plan par plan et c’est de la musique, des choses à montrer pour dire d’autres choses. On voit un oiseau peint sur un vase bleu qui dit quelque chose à Alain et on voit un oiseau jaune qui dit quelque chose d’Irène. Le bleu et le jaune de ces oiseaux est doux au toucher, comme est douce au toucher cette couette qui a elle aussi quelque chose à dire.
Alain Cavalier est probablement le seul poète de cinéma, à l’heure qu’il est, à pouvoir faire parler une couette comme dans Irène. Et que dit-elle, cette conne de couette ? Elle dit le bleu et le rose veiné de vert tendre de la vie, le doux et le moelleux de la vie dans lesquels on est bien et parfois moins (quand on est petit et malade ou bien vieux), elle a toutes les couleurs du blanc de la vie, cette putain de couette qui est là, dans laquelle on a boulé ensemble, Irène et moi, et qui reste là plein de nos creux et de nos bonds, et qui maintenant est toute seule comme Alain est tout seul comme un con et Irène aussi.
Irène est un poème de mémoire, comme on dit. C’est un film de deuil et de demande de pardon, mais pas que ça. Irène dit comme on s’est rencontrés, mais les images sont de la mer qui roule et des ramiers qui roucoulent dans la petite cour, des fusains et des anges du métro. Irène dit comment Irène était à 15 ans avec son air de Miss France de l’époque, plantée là comme, disons, Danièle Gaubert dans Cinémonde ou Claudia Cardinale très jeune, mais Alain lui voit le regard d’une fille de Manet au musée de Lyon. Les lits ont aussi des choses à dire, et les pieds actuels d’Alain qui a la goutte, putain ça craint, et puis Irène au lit avec son chien mourant, et Alain qui se dit qu’il lui faudrait Sophie Marceau dans le film, enfin dans la foulée suggérer tout le bien et le mal qu’on s’est fait.
Je note ça très vite ce matin, j’y reviendrai, mais à présent nous allons déjeuner chez des amis, dans un bled de l’arrière pays où nous avons vécu les cinq première années de notre vie, L. et moi, à l’Impasse des philosophe où nos deux filles sont nées, mais avant, c’est donc pressé, nous devons faire un crochet au cimetière de Clarens où je me suis promis de déposer ce matin une jonquille sur la tombe de Vera et Vladimir Nabokov – au cimetière de Clarens que j’aperçois juste de ma fenêtre, mille mètres plus haut ou peu s’en faut, et d’où je vois aussi des oiseaux jaunes et bleus…
Lausanne. Zinéma, 4 rue du Maupas. Irène est à voir quelques jours encore, sûrement…