Il s’agit peut-être d’un thème à la mode (si j’en crois notamment la couverture du dernier « Philosophie magazine »), mais tant pis, il y a de bonnes modes, après tout. Celle-ci nous apporte en tout cas, à ce qu’il me semble, une des meilleures nouvelles de ces dernières années (décennies ?) : les bébés philosophent. Cette nouvelle s’assortit d’une des rares tendances que nous pouvons trouver positives dans l’évolution du monde contemporain et qui fait tellement contraste avec les tendances négatives (violence, pollution, raréfaction de l’énergie, de l’eau, de l’emploi etc. etc.) : celle qui consiste à accorder de plus en plus d’attention au bébé et à le traiter carrément comme une authentique petite personne. Quel fantastique chemin parcouru depuis le temps de nos parents et grands parents qui ne voyaient dans le nourrisson qu’un bout de chair molle où tout était en germe mais rien n’était encore là. Le bébé vagissait, il était tout juste capable de gestes réflexes, et on l’emmaillotait pour qu’il ne prenne pas froid. Il n’y a pas si longtemps (une vingtaine d’années) les meilleurs penseurs et en tout premier lieu l’illustre psychologue genevois Jean Piaget concevaient un modèle du développement où le bébé ne disposait au départ que de quelques schèmes sensori-moteurs qu’il perfectionnait au long de ses premières années avant d’arriver « à l’âge de raison » où il pouvait enfin disposer d’un appareillage de raisonnement formel. Aujourd’hui, on voit les choses autrement. Grâce à la technologie d’observation dont nous disposons (imagerie médicale etc.), on est capable d’observer la multiplication démesurée des neurones dès avant la naissance. « On ne s’imagine pas – dit J. P. Changeux dans « l’Homme de vérité » - qu’à chaque minute de la vie du bébé plus de deux millions de synapses se mettent en place » (cf. billet antérieur) . Loin d’être une larve développant peu à peu ses capacités, le bébé jaillit quasiment tout armé du ventre de sa mère, il n’a plus qu’à sélectionner les bonnes connexions, celles qui lui permettent d’obtenir les meilleures interactions avec le monde ambiant. Du point de vue du langage, dans le fameux débat Piaget-Chomsky des années quatre-vingt (souvenez-vous, Royaumont), c’est Chomsky qui avait raison : imaginer que l’infans parte de rien ne mène à rien, ce serait totalement incompatible avec l’extraordinaire rapidité du développement enfantin.
C’est parce qu’on a été obnubilé pendant longtemps par une prétendue nécessité de refuser ce qu’on qualifiait « d’innéisme » (« l’innéisme » était de droite, le « constructivisme » était de gauche) qu’on a détourné son regard des évidences pourtant là : les petits enfants comprennent beaucoup plus de choses que ce que l’on croyait, ils comprennent ce qu’on leur dit avant même qu’ils ne puissent eux-mêmes parler. Ce n’est pas d’un « innéisme » au sens ancien (platonicien) qu’il s’agit quand on évoque cette extraordinaire activité mentale du nourrisson : on ne dira pas que les vérités sont déjà là. On ne dira même pas que « les jeux sont faits dès la naissance « (crainte que l’on avait lorsqu’on rejetait cette doctrine) puisque le milieu est lui aussi nécessaire pour que s’effectuent les réglages et les sélections indispensables. Mais sont en place immédiatement les outils, les structures qui vont permettre de réaliser des choses aussi complexes que le pouvoir d’imaginer, la mise au point de théories du fonctionnement à la fois de l’univers physique et de l’univers psychique, la conscience ou les notions morales.
Dans cet ordre d’idées, le récent ouvrage d’Alison Gopnik, « Le bébé philosophe » fait merveille. Il est écrit pour le grand public, avec beaucoup d’humour mais en même temps avec une précision suffisante pour qu’on comprenne qu’il ne s’agit pas de thèses farfelues. L’auteure montre que, comme elle le dit,« en termes d’évolution, il y a comme une division du travail entre enfants et adultes. Les enfants constituent le département recherche et développement de l’espèce humaine – les adeptes du brainstorming – tandis que les adultes se chargent de la production et du marketing. Les premiers font les découvertes, les seconds les mettent en application. Les enfants génèrent un million d’idées nouvelles, pour la plupart inutiles, et les adultes gardent les trois ou quatre meilleures pour en faire une réalité ».
Prenons l’exemple des « mondes possibles » : il s’agit de notre propension, au cours de la vie adulte à imaginer des alternatives au cours actuel de nos actions et des évènements qui surviennent, ce que nous appelons aussi des « contrefactuels » (Ah ! si je gagnais le gros lot etc.), cette notion est exercée très tôt par les jeunes bambins. C’est là un fait surprenant. Pendant longtemps on a considéré que si un enfant de deux ou trois ans (voire de 18 mois, comme Minie) faisait la dinette, c’est-à-dire se servait de petites tasses en faisant semblant de les remplir et de boire le contenu ou de les offrir à l’entourage, c’était, bêtement, parce qu’un enfant « imite » l’adulte, mais on pensait qu’il ne faisait aucune différence entre de vraies tasses pleines et ses petites tasses vides, la fiction et le réel étaient indistincts. Alison Gopnik, elle, pense que pas du tout : les chères têtes blondes font la distinction. Elles savent que c’est vide et que ce n’est pas comme le thé servi à la maison. Elles « n’imitent » pas : elles FONT SEMBLANT, et de là vient d’ailleurs qu’elles s’amusent follement. Si les enfants font semblant, alors ils ont accès eux aussi aux mondes possibles, ils savent jouer sur eux, avec eux, et c’est de cette manière qu’ils découvrent la causalité.
Autre exemple : les adultes que nous sommes, imprégnés de nos habitudes, ne saisissent en général pas ce qu’il y a d’extraordinaire dans le fait pour un enfant de moins de deux ans de manifester de la surprise quand un évènement rare se produit. Imaginons deux boites dont l’une contient surtout des boules rouges et l’autre surtout des blanches, si l’expérimentateur sort une blanche de la première ou une rouge de la seconde, l’enfant manifeste par un regain d’attention sa surprise. L’adulte revenu de tout dit « ben, c’est normal » alors qu’il n’y a rien là d’attendu : il faut pour que cette réaction ait lieu que l’enfant ait intériorisé les bases du calcul statistique. Et on pourrait donner encore une foule d’exemples de ce style montrant à quel point nos enfants et petits-enfants sont de véritables petits savants qui n’arrêtent pas de cogiter.
Si vous voulez, je vous en dirai plus dans un prochain « post ». je me contente pour le moment de terminer sur cette belle phrase humaniste d’Alison Gopnik :
« Les éléments les plus triviaux de la vie d’un enfant de trois ans – les mondes imaginaires qu’il s’invente, l’insatiable curiosité qui le pousse à tout explorer, la compassion intuitive qu’il éprouve pour autrui – nous révèlent ce qu’être humain signifie. »
(Et puisqu’il a été question de Noam Chomsky, ne pas oublier la visite qu’il nous rend à Paris, du 28 au 31 mai, tous les détails ici ). (visite dont il sera abondamment question sur ce blog, bien entendu!)