De mon bureau, par la fenêtre, je vois l’appartement des voisins, leur vitre entrouverte et une porte blanche fermée. Pas un bruit, ils se sont absentés. Parfois, je les entends le matin car, ici, les murs sont de papier. Raclements de gorge, réveil hurleur, miasmes de la nuit, gémissements de plaisir, c’est comme si je partageais leur intimité.
Lui, je sais qu’il aime écouter France Inter tout en mangeant deux tartines grillées qu’il racle de beurre avant de partir pour son travail à 7h30. A mon avis, il se rend à la Défense. Elle, elle se réveille plus tard, presque avec moi, vers les 8 heures. Elle prend toujours sa douche avant de petit-déjeuner léger. Le grille-pain est muet cette fois-ci, elle doit se contenter de fruits et de yaourt. Elle surveille sa ligne.
Avant eux, c’était aussi un couple ; lui, il m’aimait bien, pas elle. Et puis, ils ont eu un bébé. Là, c’était plus difficile à supporter : les cris nocturnes, le biberon aux aurores, les haussements des voix des parents fatigués. Je me demande s’ils n’entendaient pas aussi mes pleurs la nuit et s’inquiétaient de savoir si c’était le leur ou non qui pleurait. Peut-être est-ce pour cela qu’ils sont partis, cette angoisse de ne savoir d’où venaient tous ces chagrins d’enfant, ou tout simplement parce que l’appartement était devenu trop petit…
Moi, je me terre, blottie dans ma tanière. Personne ne vient ici. Sauf mon père. Pour le dimanche à midi. Je lui prépare toujours un repas sain, avec mes courses toutes fraîches du marché. Souvent, je lui cuisine du foie parce que c’est bon pour sa mémoire et son équilibre psychique. C’est vrai, j’ai toujours peur qu’il rechute, qu’il se remette à harceler sa voisine, qu’il s’exhibe un peu trop au jardin public ou qu’il se trompe tout simplement de bus.
Papa est un homme très intelligent mais fragile psychologiquement. Il n’est pas méchant, ça non, mais il ne contrôle pas toujours bien ses régulateurs sociaux, c’est tout. Son surmoi se fait parfois la belle et avec l’âge, ça ne s’améliore pas. Mais allez faire comprendre cela à sa voisine que c’est juste un homme sénile et quelque peu dépassé par sa libido détraquée.
Malheureusement, les obsédés sexuels n’ont pas le vent en poupe et il faut mieux que je le surveille si je ne veux pas aller pour une énième fois le chercher au poste, penaud et égaré.
- Mlle Poe ?
- Oui. C’est moi.
- Veuillez bien venir chercher votre père au commissariat s’il vous plait. Inutile que je vous donne l’adresse, vous la connaissez…