Tous les mois, je vous offre une nouvelle, qui paraît également dans le journal "L'offre d'Emploi" de mon ami Philippe Winter. L'objectif : rappeler, au-delà des données macro-économiques, que la recherche d’emploi constitue, avant tout, l’histoire personnelle de millions de femmes et d’hommes… La vôtre, peut-être ?
Je me réveille avec un mal de crâne pas possible. J’ai dû dormir trop longtemps. Sur le frigo vide, l’écran LCD clignote inlassablement : « HT qqch ». Super bizarre : jusque là il se contentait d’indiquer la température !
Douche brûlante : sur la porte, des caractères se reflètent. Les infos du jour.
« 3 morts en afghanist. » « microcredit possible, + d’info sur: bit.ly/354g» « vote today » « L M rencontré des hom, apel mtn »
Je me frotte les yeux, j’essaye tant bien que mal d’émerger du brouillard. Pourtant, je ne me souviens pas d’avoir picolé. En fait, je ne me souviens pas de grand chose. Juste des trucs lointains, comme immergés sous une eau saumâtre.
S’habiller. Sortir. Aller chercher du travail, mon activité principale de ces dernières semaines. Ça je m’en rappelle. Mais en temps de crise, pas évident de trouver quelque chose dans mes cordes…
Je mate rapidement mon reflet dans la glace. Hirsute, bouffi. Un message apparaît, comme incrusté dans le miroir. « + jeun, c possibl: bit.ly/312jl ».
Dans le placard, je trouve un jean usé, des Converse, un blouson en tissu noir, un pull avec col en V qui n’a jamais rencontré de fer à repasser. Tout me va parfaitement. Le blouson à peine enfilé, la poche latérale droite commence à clignoter. « Contacte-moi: facebook.com/BRUN0H ». Pour la discrétion, on repassera. J’ai froid : tant pis, je sors comme ça.
La porte résiste. Un tas de messages cabalistiques s’affichent sur la paroi. Je repère une touche « mode manuel ». J’actionne. Enfin, l’ouverture vers le monde extérieur.
Je repère mon vieux roadster, posé au milieu du parking. J’espère qu’il va démarrer. Coup de bol : du premier coup, le puissant moteur s’ébroue. Ça toussote, ça crachotte et ça pue. Mais je peux rouler.
L’enfer de la circulation urbaine. Tous les véhicules semblent me parler. Des inscriptions apparaissent sur leurs vitres arrières. « Pouss toi » « jolie collec » « sa exist encor ? » « t pa o norm fai gaff ». Face à ces bulles ovoïdes, lentes et silencieuses, je fais mon petit effet. Derrière moi, le bruit d’une sirène. Ça, au moins, ça n’a pas changé. « ranj toi ». J’obtempère ? Non, je ne vais pas me laisser coller par cette néo-smart. J’accélère dans un grand fracas et je sème le peloton affolé des œufs sur roues. C’est clair que je finirai par me faire allumer tôt ou tard, mais pas maintenant. J’ai besoin de comprendre.
J’arrive au centre ville, je trouve un parking. « véhicul hor norm –entré impossibl». L’affichage traverse la chaussée à la manière d’un hologramme, mais aucune trace de barrière. Au point où j’en suis, je décide de faire le con jusqu’au bout : je force l’entrée. Ça sonne mais je m’en fous : je n’ai pas l’intention de reprendre cette voiture. Je l’abandonne sur une place libre, y jette un dernier regard avant de m’engouffrer dans l’escalier mécanique, qui descend vers… vers quoi ? Partout, des logos, des formes et des messages abscons. Je repère enfin un signe connu. Un E blanc, dans un cercle bleu… Je rentre et me dirige vers l’accueil.
La fille semble sympa. Bizarre mais sympa.
- - - Salu Brun0h, c pour metr ton profil à jour ? - - - Euh Salut, non en fait, je cherche du travail, alors comme j’ai reconnu le logo dehors…- - - MDR tu parl vraiman zarb, on dirè mon granpa – bon déjà fo voté aprè on voi pour le job. T bleu, rose, oranj ou vert ?- - - Euh je ne sais pas…- - - PTDR tu sai pa pour ki tu vote ? - - - Non, je n’ai même pas lu les programmes…- - - Koi ? sa fai 2 jour kil son Tweeté. 160 caracter par program, c kan mem pa bocou, mem pour un noob- - - Et si je vote vert, par exemple, je peux postuler à quel type d’emploi ?- - - Hey @Brun0h, t pa en train de te payé ma tet là ? L è où ta webcam ? C un joke ? Si tu vote Vert, T Écolo et ta rien à fair ché lè Urban, donc tu sor.- - - Je sors où ?
La fille m’a déjà tourné le dos et s’adresse à une autre personne. Dans la pièce, tout le monde me regarde, avec des expressions mi-amusées, mi-consternées. J’essaye de prendre le contrepied et j’improvise.
- - - MDR, LOL, je kiffe tro cette mode début de siècle…
Les gens se détendent. Au moins, ici, l’humour semble avoir la cote. J’en profite pour repérer dans la foule une personne avec des cheveux blancs.
- - - Bonjour Monsieur, vous pourriez peut-être m’aider ?...- - - Salu M’sieur, c marrant tu parl com mon pèr, j’ai connu cette lang…- - - Ok, je dois avoir un bug quelque part mais je ne peux pas rester là, vous comprenez ça ? Je ne suis pas adapté, je veux travailler, trouver des personnes avec lesquelles communiquer normalement…- - - D’abor T un Urban ou un Écolo ?- - - Mais je ne sais pas, justement…- - - Du taf on n’en trouv que ché lè Écolo. Il on quité lè mégapole ya lontan, on di kon lè trouv aprè la frontièr. G rien a fair today jpeu tamené si tu veu…- - Merci !
Le voyage en « œuf » se passe en musique. Techno. A fond. « Toute sa jeunesse », qu’il me dit. Enfin, qu’il me hurle. La communication étant devenue impossible, je me mure dans un mutisme total. Il me dépose à la « frontière ». À peine le temps de dire merci qu’il est déjà reparti. « Good luck avec les sauvaj »
Après une marche de plusieurs kilomètres le long d’un mur de béton, j’aperçois enfin les premiers arbres. Des champs. Des maisons. Des êtres humains qui s’affairent. Le soleil. Il fait chaud. Je retire mon blouson, qui a cessé de clignoter.
Je n’en aurai plus besoin.