La fascination des sables mouvants...

Publié le 30 avril 2010 par Araucaria
"Certains jours, je me demande si j'aurais pu empêcher ce qui est arrivé. Je retourne marcher du côté de Venice Beach, le long de la plage. Les grosses vagues écumantes achèvent de rouler en mourant à mes pieds. Je regarde les gosses qui se lancent des frisbees, se jettent sur le sable pour les rattraper à temps, et ça fait des éclaboussures et ils se les renvoient sans même reprendre leur souffle. J'observe les surfeurs, qui remontent de l'océan, avec leur combinaison ouverte jusqu'aux hanches, on dirait des trompes d'éléphant, de chaque côté, et ils sont ruisselants et épuisés, leurs cheveux sont jaunis par le soleil et par l'eau de mer. Je contemple l'alignement des motels, des restaurants, des boutiques, les parasols blancs, les planches recouvertes de sable, les fauteuils aux coussins cramés ou moisi, c'est selon. Et la silhouette vaporeuse du Sunset Terrace. Et je pense à tout ce qui est arrivé. Et je me demande encore et encore si j'aurais pu l'empêcher, et la réponse est non.
Il y a des choses qu'on ne décide pas. Des événements qu'on ne voit pas venir. Et quand ils se produisent ou sont au bord de se produire, c'est déjà trop tard. Il y a des chemins qu'on emprunte sans se douter du danger, tout à l'air calme autour, pourquoi on se méfierait, pourquoi on serait sur ses gardes? Il y a des gens vers qui on va, sans les craindre, sans rien attendre d'eux, on est persuadé qu'on ne croisera plus jamais leur chemin et puis un jour, ils sont là, à nouveau, devant nous, et on est surpris mais pas inquiet, on leur tend la main, on accepte de prendre un verre, ou d'échanger une cigarette, ou de parler du temps qu'il fait, de la vie qu'on voudrait et voilà, on est mort sans s'en apercevoir. Il y a des moments de presque rien, des minutes ordinaires, on en a traversé des tas comme ça avant, mais un beau matin, c'est une fraction de temps pendant laquelle tout bascule. Des silences qui paraissent anodins, on n'éprouve pas le besoin de les remplir, on y est bien mais on appuie le regard un peu trop, on accroche ses yeux à l'autre une seconde de plus qu'il ne faudrait et ça remplit le silence d'un coup, on fait loger un destin dans ce silence. Non, je n'aurais rien pu empêcher.
(...)
Pour sûr, à plusieurs reprises, j'ai eu la possibilité de m'en sortir et je ne l'ai jamais saisie. J'aurais pu m'en tirer, c'est évident, et je ne l'ai pas fait. Donc les dégâts, à la fin, je ne les dois qu'à moi. Seulement voilà, on ne lâche pas la main du type qui s'enfonce dans les sables mouvants. On tente de le dégager, au risque d'être englouti soi-même.
Et puis, aussi, quelquefois, les sables mouvants exercent une telle fascination qu'on ne leur résiste pas."
Philippe Besson - Un homme accidentel - 10/18 n° 4189

Oeuvre d'Andy Warhol