Il y a des choses qu'on ne décide pas. Des événements qu'on ne voit pas venir. Et quand ils se produisent ou sont au bord de se produire, c'est déjà trop tard. Il y a des chemins qu'on emprunte sans se douter du danger, tout à l'air calme autour, pourquoi on se méfierait, pourquoi on serait sur ses gardes? Il y a des gens vers qui on va, sans les craindre, sans rien attendre d'eux, on est persuadé qu'on ne croisera plus jamais leur chemin et puis un jour, ils sont là, à nouveau, devant nous, et on est surpris mais pas inquiet, on leur tend la main, on accepte de prendre un verre, ou d'échanger une cigarette, ou de parler du temps qu'il fait, de la vie qu'on voudrait et voilà, on est mort sans s'en apercevoir. Il y a des moments de presque rien, des minutes ordinaires, on en a traversé des tas comme ça avant, mais un beau matin, c'est une fraction de temps pendant laquelle tout bascule. Des silences qui paraissent anodins, on n'éprouve pas le besoin de les remplir, on y est bien mais on appuie le regard un peu trop, on accroche ses yeux à l'autre une seconde de plus qu'il ne faudrait et ça remplit le silence d'un coup, on fait loger un destin dans ce silence. Non, je n'aurais rien pu empêcher.
(...)
Pour sûr, à plusieurs reprises, j'ai eu la possibilité de m'en sortir et je ne l'ai jamais saisie. J'aurais pu m'en tirer, c'est évident, et je ne l'ai pas fait. Donc les dégâts, à la fin, je ne les dois qu'à moi. Seulement voilà, on ne lâche pas la main du type qui s'enfonce dans les sables mouvants. On tente de le dégager, au risque d'être englouti soi-même.
Et puis, aussi, quelquefois, les sables mouvants exercent une telle fascination qu'on ne leur résiste pas."
Philippe Besson - Un homme accidentel - 10/18 n° 4189