Magazine Journal intime

Les ruminations d’un grand-père universitaire

Publié le 03 mai 2010 par Alainlecomte

Est-il possible de raconter dans son blog les perplexités que l’on éprouve en tant que membre de la clique de ceux que Lacan qualifiait par provocation d’unis vers Cythère ? Au soir de ma carrière, à Cythère me suis-je rendu ? me suis-je dirigé vers, seulement ? Non. Sûr que non. Et ce que je vois des désolations de mes amis, de mes proches ou de mes étudiants devrait me dissuader d’une telle croyance.

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Watteau : l’embarquement pour Cythère

Imaginez un pays où les semestres universitaires ne durent que treize semaines, où les universités sont donc, en principe, closes le reste du temps, les campus morts tout l’été (sauf quelques formations isolées pour les étudiants étrangers) alors qu’au contraire, un semestre d’été devrait être mis à profit soit pour approfondir des matières qu’on a aimées, soit pour refaire des modules où l’on avait échoué. On pourrait penser que dans ce pays, les gens ne veulent pas travailler. Ou bien que ceux qui travaillent dans ce système s’y laissent séduire par la possibilité de se livrer tout l’été, dans ce second mi-temps à eux attribué, à d’autres activités. De recherche, par exemple. Supposez qu’ils le pensent, le désirent et le disent en effet. Et que les ministères feignent de ne point y voir d’objection en faisant le raisonnement suivant. Les universités, c’est bien connu (des « voies de garage », des structures de gardiennage pour grands enfants ainsi soustraits au marché du travail) n’ont pas besoin de plus de moyens, ni de fonctionner bien, ce serait même fâcheux et risquerait de porter ombre aux enseignements prestigieux des Ecoles d’Ingénieurs ou des Ecoles de Commerce. Alors, soit. On aurait l’alibi de la recherche d’un côté, et de l’autre, l’indifférence à ce qui se fait dans les universités (contenu et forme de l’enseignement) et de toutes façons, la ferme intention de ne pas y mettre un sou de plus (financement ou postes supplémentaires).
Mais pour faire de la recherche, ne faut-il pas des moyens ? Imaginez un pays où les crédits de recherche seraient distribués au hasard, où la directrice de la principale agence de distribution de moyens avouerait que son principal travail est de justifier chaque année les plus de 15 000 projets qu’elle a refusés, ou avec des contraintes administratives telles que les bénéficiaires en perdraient immédiatement au moins 15% en cours de route… un pays où les chercheurs devraient abandonner leurs projets de recherche tous les trois ou quatre ans (rythme de renouvellement des “ANR”), un pays où l’on chanterait les mérite de « l’évaluation » mais où les projets, en principe évalués sur rapport tous les six mois ne seraient en réalité jamais évalués, jamais sanctionnés par autre chose que des phrases de routine (une fois en trois ans), comme « le projet semble suivre normalement son cours »  (sic), où l’organisme chargé de l’évaluation mettrait un temps tendant vers l’infini pour remettre son évaluation finale, dont en principe dépend le versement du solde. Imaginez un pays où, après quatre mois de silence, un fonctionnaire anonyme vous apprendrait que le solde finalement ne vous serait pas versé car dans les limites strictes du temps de votre projet, vous n’avez pas réussi à tout dépenser des sommes qui vous avaient été allouées ? où on vous sanctionnerait d’avoir été économe des fonds publics en quelque sorte.
Imaginez un pays où les décisions en matière scientifique seraient devenues tellement politiques que dans des domaines aussi retentissants que les sciences de la terre, c’est le laboratoire qui fait le plus de bruit médiatique (quitte à utiliser les moyens les moins scientifiques pour cela) qui parvient à emporter la mise.  Au point qu’on pourrait penser que les polémiques et les controverses suscitées par un tel laboratoire n’ont d’autre but que de  le maintenir dans l’actualité pour gommer la présence des autres.
Imaginez un pays où ceux qui sont installés aux gouvernes des « grands instituts » et, particulièrement, de celui des Sciences Humaines et Sociales, sont tellement ignorants que lorsqu’un très grand nom relevant de leur domaine de supposée compétence, un linguiste internationalement connu, vient à Paris, ils ne savent pas qui c’est, et qu’un collègue soit obligé de le leur expliquer. Imaginez un pays où le directeur des sciences humaines et sociales ignore ce qu’est la linguistique. Où donc on aurait nommé des gens non pas pour leurs connaissances et leur culture mais grâce à leurs appuis politiques. Comment une activité de recherche saine pourrait exister dans un tel pays ? Ne serait-il pas illusoire d’y songer développer une activité de recherche pendant un mi-temps professionnel ?
Ce pays ne serait-il pas à la fois doté d’un enseignement supérieur marchant sur la tête (car dans ce pays, les meilleurs lycéens seraient bien sûr encouragés à aller vers des « filières courtes » (parce que « sélectives » !) plutôt que vers les filières longues débouchant en principe sur des doctorats !) et de structures de recherche perverses ?
La France, ce pays ? Mais vous n’y pensez pas, j’aime mon pays moi monsieur, et je n’irais pas raconter de telles sottises sur lui, alors que de toutes évidences elles ne s’y appliquent pas.


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