Publiquement parlant il n’y a pas d’être parfait. Celui qui cherche un être public parfait cherchera en vain. Néanmoins s’il veut absolument en trouver un, par cet étrange besoin de dépendance dont souvent les libertés, y compris les plus intimes, sont obérées, il en trouvera un. Ce sera quelqu’un dont la publicité faite autour de lui et souvent par lui-même, dans un cercle restreint ou plus large, promouvra une personne qui dans ses convictions, ses croyances, sa démarche, son combat idéologique ou purement politique, aura donné l’illusion de représenter une possibilité d’idéal. Ce qui serait encore la moins menaçante perspective. On sera aussi bien en présence d’une personne dont le projet réel sera masqué par les artifices de la communication, les moyens de la duplicité, les arguments du clientélisme. Dont la vassalité aux intérêts qui le délèguent sera à grand renfort de procédés séducteurs, dissimulée plus ou moins durablement par les manières adroites d’un discours et d’une posture.
Dés lors il ne manquera plus que deux choses à qui voudra se convaincre que cette personne est parfaite. D’une part atténuer, édulcorer, voire nier totalement le bien fondé des critiques négatives qui la concerneront. D’autre part soutenir, appuyer, exalter, tout ce qui sera susceptible de renforcer sa supposée dimension supérieure.
On peut préférer être trompé au bénéfice d’un éblouissement dont les consciences plus ou moins formées sont si anciennement et si constamment friandes.
De même, il n’y a pas de système politique parfait. Le célèbre aphorisme primo ministériel d’un illustre Britannique fumeur de cigare est dans toutes les mémoires. Et donc la démocratie n’est pas un système parfait.
C’est d’ailleurs cette imperfection de tout système qui, appliquée à la démocratie, en fait à la fois un objet de nécessité et un objet d’insatisfaction. Une option qui perdure et qu’on malmène. Un choix qu’on confirme et qu’on discute. Un principe où on voudrait voir ici plus d’autorité du pouvoir sur le peuple, et là plus d’émancipation du peuple par le pouvoir. Tant on a vu dans l’Histoire une société se soumettre à la force ou une autre se soulever contre un état.
Et c’est cette imperfection de la démocratie qui permet encore, de nos jours, dans bien des endroits du monde, qu’un sauveur, qu’un être providentiel, porté par l’impatience populaire et par quelques groupes flattés et avides, aidé de puissants moyens, armé d’un aplomb persuasif, parvienne au gouvernement d’une nation.
C’est que la démocratie ne peut donner que ce qu’elle a. Et la démocratie n’a pour vivre, pour exister, pour s’affirmer, pour progresser, que des citoyennes et des citoyens.
Ce qu’on dit en un mot être le peuple. Vocable massif et redoutable. Entité inquiétante. Ensemble opportunément unifié pour lui attribuer puissance ou faiblesse, majesté et inconstance, violence infantile, maturité de circonstance. Destinataire de la parole politique dans tous ses déploiements, ses emprunts aux arts de la rhétorique, ses recours aux talents tribuniciens, ses capacités à expliquer, à convaincre, ainsi qu’à s’arranger de la réalité des choses, à broder des promesses, à flatter les idées et les instincts, à enrober des visées rigoureuses, à travestir des perspectives sombres.
Et si cela ne fonctionnait que parce que le peuple, à force d’être considéré comme tel, s’était laissé prendre au jeu.
Dans un mouvement sans doute ancien, qui s’origine dans les rapports qui ont longtemps régi les relations des peuples avec les gouvernants, et dont l’avènement des démocraties n’a pas encore su débarrasser les liens des personnes vis à vis des autorités politiques, les citoyennes et les citoyens oscillent continuellement entre le rejet de leurs représentants, élus ou nommés par les élus, et leurs soumissions ambivalentes et répétées à ces mêmes corps de représentants dont il leur semble que le contrôle leur a définitivement échappé.
Dés lors l’imperfection majeure de la démocratie reste ce qu’il en est de l’imperfection de tout système basé sur l’absence, volontaire ou non, de regard des citoyennes et des citoyens sur le fonctionnement des autorités politiques. Et, au mieux, lorsqu’il y a regard, venant de la presse, de certains milieux intellectuels, de groupes d’opposants, le sentiment que tout constat de dérèglement, de mésusage, de fourvoiement, et même de trouble ou de malversation, se bornera à initier une de ses affaires qu’on jettera en pâture à l’opinion publique en agrémentant éventuellement la polémique de nouveaux projets de contrôles, de nouvelles mesures de droit : déclarations ponctuelles rarement suivi d’effets, ou si tel est cependant le cas, rarement efficaces.
Il est commun de se méfier de tout ce qui est contrôle. Ici encore, un esprit de liberté souffle d’une incertitude qu’on favorise au mépris d’une rigueur certes contraignante, mais sur quoi il est évident pourtant que la complexité de nos sociétés peut de moins en moins faire l’impasse.
Il est tout aussi commun, malheureusement, que le dépérissement de l’exigence démocratique, tant qu’on consent en outre à ce que la puissance publique demeure, comme elle l’est devenue, soumise au primat économique le moins réglé qui soit, s’accommode de peu de contrôle, ou, lorsqu’il y en a, du peu de conséquence qui en résultera, dans l’idée que le principe de la libéralité permise aux échanges financiers et commerciaux, et adaptée à la gestion de l’Etat, ne doit pas voir entravées ses capacités de productions de richesses par des excès de lois.
Le paradoxe de cette situation c’est qu’elle n’a pas occasionné une diminution du volume du droit dans nos sociétés mais qu’elle en a sur-développé la masse jusqu’à en rendre l’exercice si long et si complexe que l’occasion d’y échapper devient courante et davantage possible, bien sûr, pour ceux qui peuvent employer à force d’argent ou de connivences les professions utiles pour s’en défendre.
Dans cette ambiance de corruption, latente ou confirmée, ce n’est pas rien de voir comparée dans diverses publications la fraude des uns avec celle des autres. La fraude aux prestations sociales, accessible aux catégories de personnes concernées et à quelques trafics d’ampleur locale, et la fraude fiscale, exploitée elle aussi par certaines catégories de personnes ou de groupes de personnes. Comme si en reprochant l’une et l’autre on induisait l’idée d’une insaisissabilité générale et que finalement, sauf à ce que d’aucuns se fassent prendre, les deux s’autorisaient tacitement et mutuellement.
Le désintérêt de la chose publique, dont on a rendu de plus en plus vain d’en attendre assez de justice, dont on a rendu l’appréhension fastidieuse, dont on a négliger d’en enseigner les formes et le fond dans les écoles, les collèges et les lycées, est aujourd’hui le fond électoral le mieux et le plus déplorablement partagé par les personnels politiques.
Ce désintérêt, aménagé dans les arcannes des voies transversales par ou transitent tous les trafics, bénins ou plus franchement délictueux, toutes les accroches promotionnelles des adresses aux clientèles, et tous les épuisements des êtres votants qui ne mesurent plus que des niveaux d’impérities, désincarne la démocratie.
Réincarner la démocratie consiste à en renouveler les exigences. L’exigence. Et donc cela consiste en ce que la citoyenne, le citoyen, s’y emploie. Il n’est pas fatal que tout pouvoir soit impossible à réformer. Il n’est même pas sûr que certains de ses représentants n’en aient pas la volonté. Mais si, dans le projet de renouveler la démocratie, les citoyennes et les citoyens ne s’approprient pas les moyens de muter les liens de dépendance entre eux-mêmes et les gouvernants, il est peu probable que les gouvernants, dépendant avec ou sans consentement d’intérêts qui échappent à la chose publique, deviennent ou redeviennent leurs représentants.
Et sans rechercher en cela la perfection, mais plutôt en ayant à l’esprit de progresser, comme tout système le peut et comme la démocratie le doit, savoir peut-être ne pas viser le bien, toujours propice à des débats où la métaphysique se trouve invitée par certains moins pour nourrir les échanges que pour en obscurcir la portée. Mais viser le mieux.
Il y a là évidemment une question de temps. Et le besoin d’une juste pédagogie du temps. Sans des ambitions politiques imprégnées de ces questions de temps et de progrès il n’y aura guère d’évolution satisfaisante pour l’avenir de la démocratie.