Le filmeur

Publié le 25 avril 2010 par Jlk


Chez Alain Cavalier

A Paris. Brasserie Saint-Michel, ce jeudi 13 avril 2007. – Un compère de blog, dit l’Ornithorynque, a cru me repérer l’autre jour vers la place Saint-Sulpice, alors que je me trouvais encore par les hauteurs enneigées, mais nous aurions pu nous croiser ce soir à tel ou tel coin de rue du Quartier latin, si je n’aspirais à l’instant qu’à griffonner seul dans mon coin, planqué dans cet angle mort de terrasse de café de la place  Saint-Michel, restant encore sous le coup de ma rencontre de ce midi avec Alain Cavalier et, la précédant, de la découverte de son fameux Filmeur que sa compagne m’a fait visionner dans leur repaire d’artistes aux murs ornés de masques animaliers.

Comme je m’y attendais, Le filmeur m’a constamment touché, et parfois bouleversé (la mort du père et les derniers temps de la mère, le cancer de la peau du filmeur ou l’intimité vécue au jour le jour avec sa femme), suscitant en moi quantité d’échos très personnels et d’autant plus que nous percevons les choses et les restituons, lui par l’image et le son direct, moi par l’écriture, dans une sorte de phénoménologie sensible assez comparable, où les lumières et les épiphanies quotidiennes comptent plus que les événements du monde extérieur. Cela étant, celui-ci interfère aussi dans Le filmeur, comme lorsque, au soir du 11 septembre 2001, sa mère vivant ses derniers jours en chantonnant « Alain, Alain, Alain… » dans la pièce voisine, il recopie au stylo sur une feuillet jaune les mots d’un des passagers des avions kamikazes : « Ils ont des cutters et nous n’avons que les couteaux en plastique de nos plateaux-repas, je crois que nous allons tous mourir », etc.

Alain Cavalier a choisi de filmer, dix ans durant, seul et toujours en son direct – excluant donc toute retouche et toute pièce rapportée -, la vie qui va au jour le jour : son père cadré en gros plan qui râle contre sa mère, sa femme revenant de biopsie dans le troquet bruyant où il l’attend tout anxieux, une mendiante voilée de noir à plat ventre sur les Champs-Elysées, la pluie fusillante sur le bambou de la cour, les vers se tortillant qu’on offre au corbeau, un ami jouant Bach sur le rythme des cloches voisines, le couple se racontant ses rêves au réveil, le dos de sa femme, ses pieds à lui qu’observe son petit-fils, les lumières de chaque saison, une brève oraison funèbre à l’ami Claude Sautet dans le cabinet turc d’un bistrot – bref, ce qu’on appelle les choses de la vie mais révélée à tout coup sous une lumière nouvelle par le jeu combiné de l’image et de la « rumeur » captée dans l’instant.

Quand il m’a rejoint après la projection, débarquant d’Aubervilliers où il filme tous les matins l’homme-cheval Bartabas, Alain Cavalier me semblait juste sorti de son film, ou bien c’était moi qui venais d’y rentrer, et la petite poule de soie, présente elle aussi sur la pellicule, picorait sa salade à nos pieds en me vrillant des regards courroucés avant que Madame, absentée un moment, ne revienne avec un livre consacré à Tchernobyl pour nous montrer, horrifiée, le petit cheval à sept pattes qui rappelait les conséquences de la catastrophe.

La vie immédiate, mais recadrée, ressaisie par un regard unificateur, le tout-venant des jours requalifié par la poésie d’une écriture : voilà à quoi rime Le filmeur, et ça continue à l’instant : à l’instant il y a, sur la place Saint-Michel de cette fin de journée, une lumière gris argent qui n’est que de Paris au printemps, quand il fait chaud et froid, il y a là-bas plein de jeunes gens de partout qui se retrouvent, nature morte et concert d’oiseaux – telle étant la polyphonie vivante dont mes pauvres mots ne retiennent que d’infimes bribes…  

Paris, Bistrot Peres et filles, ce vendredi 30 mars 2007. - Je retrouve, ce midi, Alain Cavalier, pour evoquer son nouveau film de 33 minutes consacre aux Lieux saints. C'est a son enfance que remonte son gout pour ces lieux ou l'on se trouve toujours seul. Il y ecrivait un petit journal secret. Depuis lors ils sont restes presents dans sa vie et ses films les evoquent maintes fois. Dans L'insoumis, on y voit Alain Delon soigner sa blessure, mais le montage de Lieux saints n'a toléré l'insertion de cette séquence qu'après que le cinéaste, précipité par la Main de Dieu au bas de l'escalier des chiottes d'un bistrot parisien, et se découvrant miraculé, eut inséré la séquence de sa propre blessure dans l'ensemble.Les Lieux saints evoquent la vie et la mort, la solitude au milieu de la ville et le secret de chacun. Le film s'acheve sur un plan traverse par la lumiere. Je dis a Alain Cavalier que Tertullien disait que le soleil ne se troublait pas a traverser des latrines. J'acheve ici cette note sur le clavier americain de l'hotel Louisiane qui ne comporte aucun accent, ce qui m'insupporte grave. Je reviendrai bien plus longuement a cette belle rencontre et au Filmeur dont je vais ramener à La Désirade le DVD, dédicacé par l'auteur, comme le renard sa proie...