J’ai toujours eu envie d’en parler mais je n’ai jamais pu. Peut-être parce que j’avais promis de ne rien dévoiler. Comme un secret profondément enfouis qu’on ne révélerait même pas sous la torture. Quelque chose de si important que celui qui veut bien le partager avec vous, vous fait comprendre que vous venez de pénétrer dans la sphère la plus intime qu’il soit. Mais maintenant, il y a prescription. C’était il y a des années. C’était avec quelqu’un dont je n’ai plus de nouvelles. Et puis de toute façon, elle restera anonyme, perdue dans l’immensité de la foule.
Quand à moi, je peux enfin me libérer de ce poids et je sens déjà qu’en écrivant ces quelques lignes, je suis soulagé.
En voici le contenu…
J’étais étudiant infirmier. Nous étions une petite promotion d’une centaine de jeunes, tous issus de différents milieux sociaux. Tous les jours, des affinités se créaient pendant que d’autres se défaisaient.
Cours magistral de législation pendant 2h! La poisse! Le seul cours où personne n’écoutait. On pouvait lire une BD, regarder un film sur un portable, faire les mots croisés du 20 minutes, rien ne troublait ni n’arrêtait la voix monocorde du magistrat. Une amie s’assoie à coté de moi en début de cours. Elle a des cernes sous les yeux, des paupières mi-closes et ne décroche pas un mot. Croyant qu’elle a trop fait la bamboula la veille, je la taquine un peu lourdement avant de m’apercevoir que l’ambiance n’est pas à la fête.
Brusquement des larmes montent à ses yeux. Elle essaie de les contenir mais en vain. Je comprends vite que quelque chose de grave est en train d’arriver et ce ne sont pas les bleus sur ses bras ni dans le cou qui me prouveront le contraire. Au départ, j’ai eu droit à l’excuse de la chute dans les escaliers. Ça marche peut-être avec Mr Lambda mais pas avec moi. Je continue et lui fait clairement comprendre que je ne la lâcherai pas.
Ensuite, la version se modifie petit à petit et elle me parle de son copain qui, de temps en temps, ne maîtrise pas sa force dans des moments de délires. Sceptique, je lui réponds quand même que son copain à vraiment l’air de délirer beaucoup trop. Les hommes violents avec les femmes, je déteste ça! Surtout quand ils mesurent 1m50 et qu’ils jouent les gros nerveux pour rabaisser leur nana. A croire qu’ils essaient de compenser le complexe d’infériorité qu’ils ont en société par une sensation de pouvoir à la maison… bref!
Énervé, je lui propose même d’aller voir fermement son copain et de lui expliquer ma façon de penser voir même ma façon très personnelle de délirer avec lui. Elle refuse alors, et m’assure que cela ne se reproduira pas, me demandant de ne pas en parler. Je promets.
Une semaine plus tard, rebelote. Des marques sur les deux bras, les deux jambes et même un coquard cette fois-ci. Passablement agacé, je lui fait part de ma nette envie de me déplacer chez elle. Elle refuse encore mais je lui assure que cette nette envie n’est pas une question, c’est un état de fait. Je vais me déplacer chez elle et pas plus tard que dans 10 minutes pour régler ça une bonne fois pour toute.
Je me dirige vers ma voiture quand elle me rattrape. « Ce n’est pas ce que tu crois ». Je ne réponds pas, je monte, et avant même que je ferme la portière, elle se glisse dans l’embrasure, en pleurs et prononce une phrase qui me laisse sur le carreau: « Ce n’est pas mon copain qui me tape! Il ne sait rien! Arrête! Ce sont certains de mes clients mais je ne pouvais pas te le dire sinon qu’est-ce que tu aurais pensé de moi? » J’ai peur d’avoir compris.
Je l’invite à monter du coté passager. Nous fermons les portières et elle se confie, le regard fixant un point fixe de l’horizon. Les yeux débordent de larmes et elle essaie de m’expliquer, malgré une gorge serrée: « Je n’ai pas les moyens de payer mes études. Je ne peux pas payer à manger, ni mes vêtements. Mes parents ne m’aident pas depuis bien longtemps et les aides ne suffisent plus. Mon copain est au chômage. Je n’ai pas le choix. Je ne mangeai plus le midi, pour économiser. On était même sur le point d’être expulsé de l’appartement quand j’ai commencé à faire ça. C’est une copine qui me l’a proposé. Elle devait même choisir pour moi les clients. Je me sentais en sécurité. Je vais chez eux ou des fois, c’est chez moi. Tu vois, c’est pas comme de la prostitution. Je ne suis pas sur le trottoir. Ce sont des réseaux de contacts. Des fois, je connais les clients. Ça se passait bien avant. Mais certain sont devenus violents alors qu’ils ne l’étaient pas avant. Ça va passer. J’en suis sûre. N’en parle pas à mon copain. Je lui dis que je révise chez une amie. On ne se voit quasiment plus. Je rentre, il fait nuit. Je n’allume pas la lumière et je me lève très tôt le matin. Je pars aussi dans le noir, avant qu’il me voit ou qu’il se réveille…. »
Je lui ai posé des dizaines de questions pour comprendre le fonctionnement d’une telle organisation. Sur ces prétendus « amis » et la nature de ses prestations. Elle a répondue à chacune avec, je pense, la plus grande sincérité.
Il ne faisait aucun doute, qu’elle devait sortir de là. Je lui ai alors donné de l’argent, sachant pertinemment que je ne devais pas m’attendre à être remboursé. Le but étant de paliers à ses besoins, mais, je savais qu’elle se privait encore. Je savais qu’elle donnait l’argent à son copain, lui faisant croire que ses parents l’aidaient un peu, mais elle ne mangeait toujours pas le midi. Alors je l’ai obligé à manger avec moi le midi et petit à petit, elle a fini par arrêter la prostitution. Ça devenait très dangereux pour elle. Elle revînt encore deux ou trois fois avec des bleus, puis elle a fini par avoir son diplôme d’infirmière. Un précieux sésame lui permettant dorénavant de pouvoir s’assumer sans rechuter.
Depuis, je n’ai plus eu de nouvelles…