Jamais : langue commune et mycorhize

Publié le 09 mai 2010 par Deklo

Anish Kapoor - tour arcelor mittal

  Alors je voudrais parler de quelque chose qui préoccupe avec une certaine frénésie, de celles qui délirent les certitudes, l’activité dite artistique ; je voudrais parler de ce qu’on pourrait appeler, disons... la langue commune, une langue dont les possibilités, les règles et les mécanismes s’imposent à l’étendue d’un territoire qui tient dans la main d’un pouvoir normalisateur et impératif jusqu’à la frontière où ce pouvoir bute contre un autre pouvoir. La langue commune n’est pas la langue parlée de tous, elle est la langue parlée par tous ceux sur qui un pouvoir est parvenu à s’étendre ; elle est la langue d’un pouvoir, qui l’impose avec ses lois, ses coutumes, sa culture, etc. La relation ténue entre la loi et la langue est inextricable au point que l’on ne peut pas dire si un pouvoir impose sa loi à ceux qui en comprennent la langue ou si un pouvoir impose sa langue à ceux qui en comprennent la loi. C’est ainsi avec le cinéma, la production la plus archaïque du monde.C’est ainsi encore par ailleurs qu’avant le 12e siècle, coexistaient des droits très différents, un canonique, par exemple, conservé par ceux qui thésaurisaient l’écriture, le clergé, qui ne lisait que le latin – il ne serait venu à l’idée de personne de lire et d’écrire une autre langue, c’eut été trop simple –, un autre oral et coutumier, qui se déformait au gré des mémoires ; c’est ainsi aussi que le droit variait selon les territoires à une époque où aucun roi, qui souvent ne lisaient pas, encore moins le latin, ne parvenait à imposer son pouvoir, sa langue et sa loi à un pays entier, mais où des barons faisaient au gré de leur fantaisie au sein de leurs fiefs. Ce n’est pas difficile de voir le concours de la loi et de la langue, une loi qui a du être écrit dans une langue que tout le monde parlait ; une langue qu’il a fallu imposer pour imposer une loi que tout un chacun pouvait comprendre. Il est venu un moment où des rois ont eu assez de force pour imposer leur pouvoir, leur loi et leur langue, un moment où ils se sont mis à écrire dans leur langue et non plus en latin par exemple. La langue commune est forcément impérative et normalisatrice, et puisque c’est en partie avec elle que nous pensons, on doit pouvoir dire que nos pensées sont sacrément biaisées.


   On aurait tort de concevoir ce qui est appelé le pouvoir, mais aussi l’état, la nation, la république, qui a développé sa conception au moment où les rois centralisaient et normalisaient, au 12e et 13e siècles, et qui est venu s’asseoir à la place des dieux, comme une grosse chose tentaculaire et abstraite. Le dit pouvoir est une poussée de forces, tout autant qu’un concours symbiotique, du genre de celui qui relie le mycélium aux racines d’un arbre, un concours donc où chacun y trouve un intérêt. Il faut voir les échanges, les transactions, les jeux de dupes qui concourent dans cette poussée de forces du pouvoir. On ne comprend pas l’organisation dite démocratique sans cela ; on ne comprend pas que des peuples entiers... comment dire, se rendent d’eux-mêmes, sans qu’on ne leur ait rien demandé, et se soumettent plus encore qu’aucun état totalitaire n’aurait jamais pu en rêver. Le concours symbiotique est évident quand il s’agit d’un paysan qui cède une part du fruit de son travail, en l’occurrence plus souvent des légumes que des fruits, en échange de la protection d’un chef, un baron, un prince... Il est plus diffus dans une démocratie dite moderne. Mais la division du travail est là, qui rationalise, identifie et ordonne. Encore une fois, ce n’est pas dans ces énormes identités, ces exuvies identitaires, qui sautent aux yeux, que les choses se jouent et s’effectuent. Ce n’est pas, par exemple, contre un pouvoir qu’une révolution se soulève, il faut comprendre qu’un « pouvoir », dans cette conception, ça n’existe pas, ça ne peut pas servir de point d’appui, ça ne se pose pas, non, une révolution s’effectue quand les forces refusent la transaction et en organisent de nouvelles, précisent et peaufinent les concours symbiotiques, leur mycorhization. Il faut penser la mycorhization des rapports de forces qui n’en finit pas de travailler.


   Je vais prendre ça par un autre bout. Je vais dire qu’il n’y a pas d’Etat comme il n’y a pas non plus de langue commune. Je vais dire que ce sont des leurres ou des vues de l’esprit par exemple, comment dire... des foutaises tiens. Vous regardez un Etat, vous parlez une langue commune, vous regardez des illusions fantomatiques qui vous masquent tout le travail d’effectuations et tout le jeu de mycorhization par exemple. J’ai du mal à y parvenir... Précisément, les choses n’atteignent pas le niveau où elles ressemblent à quelque chose, elles travaillent en deçà et précisément encore, une langue commune ne concerne que ce niveau de ressemblances que les choses n’atteignent jamais. Les exemples qui s’offrent à moi sont dans une profusion telle que je ne saurais sur lequel m’étendre. On connaît la toxicité malheureuse des raisonnements qui procèdent par Vérités ; on sait la propension de leurs mécanismes intellectuels au totalitarisme. D’aucuns prennent ce point même, que les Vérités sont toxiques, pour une Vérité, ça c’est le délice de la mycorhization qui voit ses fonctions insister. Un certain nombre d’activités humaines sont parvenues à s’en passer très bien, même si d’autres comme les sciences ou la politique continuent de ne pas en revenir. Ce qu’il faut voir, ce n’est pas tant la vanité désirante qu’il y a à courir inlassablement dans l’espoir d’atteindre finalement un point où les choses trouveraient un terme ou de mettre au pas le monde pour croire l’avoir atteint, avec toute la brutalité, tout la cruauté infantile que ce désir traîne après lui, ça tiendrait plutôt de la prodigieuse capacité humaine à créer outils et utilisations qui n’en finit pas d’étonner, non ce qu’il faut voir, c’est l’impuissance qu’il y a à s’occuper de points, Vérités, termes, noms, îlots de singularités... que les choses n’atteignent jamais. La vacuité, la désolation d’une telle activité. Vous prenez la Psychanalyse qui se persuade que les choses atteignent un niveau de conscience ; vous prenez n’importe quelle science qui se convainc que certaines hypothèses montent à l’échelon de Vérités, vous voyez que l’humanité a du vent dans les mains. Avec le travail d’effectuations et le jeu de mycorhization, vous pressentez forcément que la Morale ou n’importe quelle idéologie s’effondre, qui ne s’occupe que de leurres, et que le désir est toujours désir d’îlots de singularités, hallucination.


   Je crois que nous faisons un pas de plus, peut-être plus qu’un pas, dans une préoccupation qui a animé toutes sortes de chercheurs pendant des siècles, qui s’inquiétaient de la propension de l’humanité aux délires et aux croyances. Qu’il ait été pratique et utile de mettre au point une notion de Vérité pour croire avoir quelque chose de solide dans les mains, qui réponde aux hallucinations meurtrières de la rumeur, de la croyance ou de tout ce qui a été classé dans le tiroir « irrationalité », c’est sans doute la force des choses ; que cette notion de Vérité soit venue fonctionner comme une croyance, ou plus tard celle de la toxicité totalitaire des Vérités, c’est forcément quelque chose d’aussi drôle que cruel. Le truc c’est que le problème des Vérités ne se pose pas, comme il n’y a pas de langue commune pour les mettre au point, autrement qu’à halluciner des leurres. Parce que vous ne comprenez pas quelqu’un qui parle la même langue commune que vous ; parce que ça ne se joue pas au niveau de la langue commune ; parce que ce qui se joue ce sont des rapports de forces et de situations au niveau des effectuations et de la mycorhization. Considérons les Vérités comme des individualités d’un tout ahuri, comme des îlots de singularités comme les noms, les idées, les lois et regardons ce tout, cette langue commune, cet Etat, ces dieux ou que sais-je... Je vous dis que dès lors que quelqu’un parle la langue commune, il cesse de parler, que ce n’est plus de paroles dont il s’agit, mais de territoires et de rapports situationnels.


   Que faisait, par exemple, un peintre de la renaissance qui déployait sa virtuosité à mettre au point des drapés ? Il faisait sien le vocabulaire de l’époque, certes, sans savoir à quel moment il utilisait ce vocabulaire parce qu’il en avait besoin pour exprimer quelque chose de précis, ou parce qu’il était là et qu’il fallait bien en faire quelque chose. Prenez Spinoza, regardez comme il se débarrasse de la notion de dieu au début de son Ethique, pour ne plus y revenir, vous vous doutez bien qu’il est assez embarrassé par ce passage obligé pour un philosophe de son époque auquel il s’attarde comme on le fait de tout exercice de style et de convenance. Vous pouvez le décliner pour toutes sortes d’activités, à quel moment vous saisissez un mot et créez son utilisation et à quel moment vous l’utilisez parce qu’il est là, encombrant et incontournable ? C’est ce qui a fait dire à la psychanalyse lacanienne que le sujet ne savait pas ce qu’il disait, qu’il était soumis au sens que prenait ce qu’il disait comme ce qu’il ne disait pas. Pressentez la férocité d’une telle conception. Mais précisément, ce peintre de la renaissance, non seulement il participe à établir et à renforcer la vérité commune d’une époque, ici le drapé, mais encore s’y soumet-il. Vous voyez comme ça s’établir Vérités et langue commune ou plus tard individus et Etat qui se répondent et se correspondent dans un même délire. Qu’on en vienne à se soumettre avec un tel enthousiasme à quelque chose qui est fabriquée de toutes pièces, que la soumission même participe à la fabrication de ce à quoi on se soumet, là vous touchez l’agilité folle de la mycorhization, qui tourne à vide dans les mécanismes dits « démocratiques ». Mais peu importe. C’est que ça n’atteint jamais le niveau où vous avez précisément ici une Vérité et là une langue commune. Ce n’est pas seulement que ce qui va se jouer ne consiste jamais qu’en un rapport situationnel où le peintre va tout autant se différentier que s’identifier par la variation même qu’il propose de quelque chose qui n’existe que parce qu’il participe à sa fabrication, mais même, à travers son utilisation soumise, ingénieuse ou effrontée du drapé, ce sont bel et bien des cris, des balbutiements, des sons qui ne parviennent pas à s’organiser avec cohérence jusqu’à atteindre le niveau singularisé du mot, que vous entendez insister.


   Alors il serait dommage d’en conclure par un réflexe dichotomique que s’il n’y a pas de langue commune, il n’y a que des hurlements. Les choses, qui n’atteignent pas le niveau où elles s’immobilisent assez pour se distinguer et ressembler à quelque chose, n’atteignent pas non plus le niveau où elles se concluent et se déduisent. Il faut savoir accepter de ne pas aller là où ça pourrait ressembler, là où ça atteindrait par exemple une langue commune. Le corps sans organes deleuzien ne peut pas être cancéreux, parce que ça le ferait ressembler à quelque chose, c’est dommage que Deleuze et Guattari ne se soient pas arrêtés avant d’atteindre ce niveau du cancer ; la puissance de Spinoza ne peut pas ne pas trouver à un moment, en théorie, un intérêt à tuer ; qu’il n’en supporte pas l’idée, qu’il ne puisse pas l’exprimer à un Blyenberg qui le presse de questions malveillantes à une époque où pareille idée lui eut fait encourir la mort, certes, mais de le voir rabattre cette intuition, réduire la portée fracassante de sa conception dans tout un galimatias de contrat social, c’est forcément se dire qu’il faut savoir laisser les choses là où on ne sait pas quoi en faire. Je ne dis pas pour autant qu’il faut s’arrêter, couper son élan, il y a assez de forces d’inertie comme ça, à commencer par ce qui est appelé, par exemple, un tabou, qu’on traîne toujours forcément après soi, non, il faut aller jusqu’à l’épuisement. Les choses, les organisations aussi du reste, les Etats par exemple, trouvent forcément toujours leurs limites, il n’y a que rarement de quoi s’inquiéter ; les choses, les idées, les mots, les gens meurent, vous savez. Et précisément, chercher à les faire ressembler à quelque chose, c’est déjà les conserver. Il faut savoir les laisser aller à leur épuisement. Pour en revenir à la question binaire langue commune/hurlements, il se trouve qu’elle ne se pose pas, parce que le corps humain sait créer tout autant l’outil que l’utilisation, ici le mot et l’utilisation du mot.


   Non, ce qu’il faut dire, c’est que la parole est un jaillissement qui n’a pas vocation à contenir le monde mais à le traverser jusqu’à s’évanouir. Ça fait que deux personnes ne parleront jamais de la même chose quoi qu’il en soit et de toute façon, que des paroles peuvent venir se longer, se croiser, se chevaucher, mais n’iront jamais d’accord, n’atteindront jamais ce seuil d’exuvies où il s’agirait enfin précisément de quelque chose d’identifiable et, disons, d’objectif. Il était temps que je finisse par écrire dans ce texte, putain c’est bon. Il en est de la parole comme il en est ici des gazouillis, là des jets d’urine, et le flot illimité de duplication nerveuse et folle d’une parole qui n’en finit pas de proliférer ne viendra jamais recouvrir assez l’âpreté des rapports de forces, la mise à mort, le goût du sang, les enjeux de territoires et de positionnements d’un monde qui veut donner du sens à ses mots ou de la valeur à ses papiers de banques. Il n’y a pas de langue commune, il y a un jeu d’échanges et de concours symbiotiques, de désir narcissique d’objets communs et compromis, et puis des parcours tenaces de puissances qui s’entêtent et font feu de tout bois, saisissent et crachent leurs mots, éructent et vitupèrent, dont vous ne pressentirez le trajet qu’à vous hisser ou à vous abaisser au niveau où ça n’en finit pas de ne ressembler à rien. Jamais.