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10 mai 81

Publié le 11 mai 2010 par Sophielucide

par Eric Bernard

Le vent printanier qui souffle ce jour-là ne représente pour la narcissique que je suis qu’une tiède salutation d’une météo favorable. Il fait toujours beau le 10 mai, c’est entendu.

L’élection d’un socialiste ne représente que la cerise sur le gâteau  aux 15 bougies : une illusion à laquelle on voudrait bien croire l’espace d’une pensée rêveuse, sans plus. La France est déjà un vieux pays qui 7 ans auparavant a élu son plus jeune chef d’état, un énarque distingué que ma mère admire. Mon père, de sa voix tonitruante assure que cette fois est la bonne, que la chance va tourner, qu’on va y arriver….Finalement je n’ai vécu cette campagne que du petit bout de la lorgnette familiale. Ces deux-là vivent le même quotidien, un cran au dessus du misérable, mais ma mère, par tradition familiale sans doute ou pour se convaincre qu’avec ce vote elle conserve un semblant de tenue, un rang social dont elle s’est elle-même déchue, votera à droite, comme d’habitude.

A vingt heures, face au téléviseur en noir et blanc, le suspens est à son comble quand le front dégarni se révèle à l’écran, mais c’est bien Mitterrand le gagnant ! Silence- cris de joie aussitôt réprimés par ma mère qui n’a pas encore compris qu’il y a des chances, cette fois, que les voisins partagent cette liesse un rien rageuse. A bas les qu’en dira-t-on ! On sort sur le balcon : « on a ga-gné ! on a ga-gné ! »

Ma sœur aînée ne vit plus avec nous depuis quelques années. Une bouche de moins à nourrir… Elle a trouvé chez les parents de son petit ami une famille de substitution plus en phase avec ses ambitions. Les Pellerin sont des arrivistes sympathiques, pétés de thunes. Une demi-heure chrono après le verdict triomphal, ils débarquent à la maison. Elle se jette dans les bras de mon père en pleurant tandis que son mari tire une tronche pas possible. Ils ont délaissé la jaguar pour un soir et ont opté pour la Sirocco , moins voyante ; et puis on sait jamais dans ce quartier, avec cet esprit de revanche indicible qu’ils ressentent tout à coup…

«  Qu’est-ce qu’il va nous arriver, monsieur Lucide ? » pleurniche-t-elle pendant que mon père débouche une bouteille de champagne. (Là, je réprime tout de même une petite déception : ainsi cette bouteille ne m’était pas réservée ? )

Mon père ne cache pas sa joie, de plus en plus hilare face à la déconvenue de ces gens qui jusqu’ici n’ont jamais feint la moindre considération à son sujet. Mais, ça y est, ils le tiennent leur pauvre, leur lot de consolation, leur alibi au cas où le lendemain les rouges débarqueraient dans leur villa au luxe ostentatoire.

-   Et Avoriaz ? Ils vont nous confisquer notre appartement… continue de brailler madame Pellerin…

-   Et le bateau ?

-   Et Cannes ?

Le 10 mai 81, le jour de mes 15 ans, j’ai vu le regard de deux bourgeois se poser sur  mon père, regard mi craintif mi admiratif, totalement ridicule. Et lui, mon père, de consoler les pauvres riches qui commenceront dès le lendemain de curieux voyages en Suisse….

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