Le cardiologue est passé ce matin voir ma mère. Il me demande de l'aider à la soulever pour l'examiner. Elle ne pèse pas très lourd. En me penchant j'aperçois son sein gauche. Fripé, vidé, une peau flasque. Je détourne les yeux et regrette d'avoir vu ce sein. Je n'aurais pas dû rester dans la chambre. Ma mère avait une belle poitrine. C'est un de mes souvenirs d'enfance le plus ensoleillé. Nous étions à Fès. Je jouais sur la terrasse, quand ma mère fit irruption; elle me cherchait croyant que j'avais fait une fugue. Elle était à peine habillée, on voyait parfaitement ses seins magnifiques. Je devais avoir cinq ou six ans. Elle me sera contre elle et m'embrassa la tête. J'avais sa poitrine dans les yeux. Je me collai contre elle et trouvai cela apaisant et doux.
Ce souvenir est plus essentiel que ceux accumulés dans le hammam. C'est vrai que j'ai vu ma mère nue plusieurs fois, mais cela se passait dans la pénombre et la vapeur du bain maure. Il y avait d'autres femmes, d'autres formes qui me hantaient la nuit; j'avais souvent des cauchemars où ma tête était écrabouillée par deux paires de seins immenses, ou bien mon corps frêle était prisonnier de cuisses lourdes et gluantes. Non, je ne garde pas de bons souvenirs de cet épisode du hammam. J'étais soulagé le jour où l'Assise, la gardienne du bain, m'interdit l'entrée. Ma mère avait beau protester, j'étais trop grand pour être innocent. C'est ce que disait l'Assise. Alors j'attendais au seuil du hammam et j'aimais voir les femmes en sortir sentant le savon, le henné et le parfum.
Tahar Ben Jelloun - Sur ma mère - Folio n° 4923