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18 mai 1944/Naissance de W. G. Sebald

Publié le 18 mai 2010 par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


     Le 18 mai 1944 naît à Wertach, en Bavière du Sud, Winfried Georg Maximilian Sebald.


     Écrivain de langue allemande, auteur de nombreux essais, W. G. Sebald connaît un succès international avec la publication en 1992 de Die Ausgewanderten : vier lange Erzählungen (traduction française : Les Émigrants, 1999). Sebald est également l’auteur des Anneaux de Saturne (1999), de Vertiges (2001) et de Campo Santo (2009).
     Dans Les Émigrants, W. G. Sebald retrace, à partir de ses souvenirs, « la trajectoire de quatre personnages de sa connaissance que l’expatriation aura conduits – silencieux, déracinés, fantomatiques ― jusqu’au désespoir et à la mort. » La traduction française (par Patrick Charbonneau) des Émigrants a reçu en 1999 le prix Laure-Bataillon.


Dr HENRY SELWYN, EXTRAIT

     À la mi-mai 1971, nous avons quitté Prior’s Gate parce que Clara, un après-midi, avait acheté une maison sur un coup de tête. Nous regrettâmes les premiers temps le vaste panorama, mais en échange s’agitaient maintenant presque sans répit devant nos fenêtres, même les jours où le vent ne soufflait pas, les feuilles lancéolées, gris-vert, de deux saules. Les arbres étaient plantés à quinze mètres à peine de l’habitation et la vie de leurs frondaisons paraissait si proche qu’on croyait souvent, en regardant à l’extérieur, en faire partie. Assez régulièrement, le Dr Selwyn nous rendait visite dans cette maison encore presque vide et nous apportait des légumes et des herbes de son jardin ― des haricots jaunes et bleus, des pommes de terre soigneusement nettoyées, des patates douces, des artichauts, de la ciboulette, de la sauge, du cerfeuil et de l’aneth. À l’occasion d’un de ses passages, Clara était allée en ville, nous nous engageâmes tous deux dans une longue conversation, initialement motivée par la question du Dr Selwyn, qui voulait savoir si je n’éprouvais jamais de nostalgie. Je ne savais trop que répondre, mais le Dr Selwyn en revanche, au bout d’un temps de réflexion, me fit l’aveu ― un autre mot serait inadéquat ― qu’au cours des dernières années le mal du pays l’avait de plus en plus assailli. Comme je lui demandais quel était ce pays qui se rappelait à lui, il me raconta qu’à l’âge de sept ans il avait quitté avec sa famille un petit village de Lituanie situé dans la région de Grodno. Oui, à la fin de l’automne 1899 ses parents, ses sœurs Gita et Raja et son oncle Shani Feldhendler étaient partis pour Grodno dans la carriole du cocher Aaron Wald. Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. Je vois, dit-il, l’instituteur du cheder que je fréquentais depuis déjà deux ans me poser la main sur la tête. Je vois les pièces vidées. Je me vois assis tout au sommet de la carriole, je vois la croupe du cheval, la vaste étendue de terre brune, les oies dans la gadoue des basses-cours et leurs cous tendus, et aussi la salle d’attente de Grodno avec, au beau milieu, le poêle surchauffé entouré d’une grille et les familles d’émigrants regroupées autour. Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train, je vois les alignements des maisons de Riga, le bateau dans le port et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial. La haute mer, le panache de fumée, l’horizon gris, le bateau se soulevant et replongeant au gré du tangage, la peur et l’espoir que nous portions en nous, tout cela, me dit le Dr Selwyn, je le sais comme si ça ne datait que d’hier. Au bout d’une semaine environ, beaucoup plus tôt que nous ne l’avions escompté, nous arrivions à destination. Nous entrâmes dans une large embouchure de fleuve. Il y avait des cargos partout, des grands et des petits. De l’autre côté de l’eau s’étendait une terre plate. Tous les émigrants s’étaient rassemblés sur le pont et attendaient que surgisse de la brume mouvante la statue de la Liberté, car tous avaient acheté un passage pour l’Amerikum ― comme on l’appelait chez nous. Quand nous touchâmes terre, il ne faisait pour nous aucun doute que nous foulions le sol du Nouveau Monde, de la ville promise de New York. Mais en réalité, comme il s’avéra à notre grand regret au bout de quelque temps – le bateau était reparti depuis belle lurette –, nous avions accosté à Londres. La plupart des émigrants se firent, contraints et forcés, une raison, mais quelques-uns néanmoins, en dépit de toutes les preuves contraires, persistèrent à croire qu'ils se trouvaient en Amérique. [...]

W. G. Sebald, Dr Henry Selwyn in Les Émigrants, Babel, Actes Sud, 1999, pp. 27-28-29. Récits traduits par Patrick Charbonneau.


    ■ W. G. Sebald
    sur Terres de femmes
W. G. Sebald, Campo Santo (note de lecture)




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