Magazine Journal intime

Fado negre...

Publié le 18 mai 2010 par Araucaria

Les découvreurs et le tageLisbonne - Photo l'Internaute -

"J'aime les errances attentives, les voyages éveillés. Je fouille la terre, derrière les ombres, les murs, au-delà du regard de cette femme qui fixe le temps suspendu. Demain, j'essaierai de retrouver Diego. Il y a cinq ans, je l'avais rencontré sur les quais. C'était en automne, une fin d'automne un peu frais, transparent, un automne à écrire. Les pierres ocres s'enflammaient, projetant des éclats sur les façades de faïence. Les frégates du Tage avaient des voiles safran. Elles étaient peintes sur des murs ou s'ennuyaient dans les musées. J'avais fait la même balade et dévalé les ruelles d'Alfama jusqu'au fleuve. Il y avait ces mêmes containers entassés comme les cubes d'un jeu d'enfant. Le grand pont grondait au passage des camions. La tour de Belem veillait inutilement. Je rêvais un peu devant l'Astrolabe. J'avais cette envie du marin de chalouper sur le port, cette tentation de lire et de dévorer le passé des autres, de déceler dans la rouille marine les pages témoins de la conquête océane. Vasco de Gama était revenu avec de l'or. D'une pépite des Amériques, un orfèvre avait ciselé l'encensoir sacré. On partait avec la foi à la conquête des âmes. On armait des navires pour le pouvoir, les terres, la connaissance. On risquait sa vie par cupidité, pour éblouir. Il y a de l'enfance à vouloir partir toujours, avec la peur en pointillé sur la route. C'est ainsi qu'avec une lame, l'homme défriche et peint la beauté du monde.
Il y a des ports qui se cachent. Ils se barricadent en concessions privées, ils se replient, se ferment. Ils ont peur des curieux, des rêveurs. (...) Les armateurs avaient grillagé le fleuve, je me suis passé d'autorisation. J'ai franchi l'Arsenal anémique. Sur les quais du Tage comme sur ceux du Guadalquivir, de l'Amour, ceux de Manille ou de Veracruz, il y a une vie des quais, une vie secrète, un commerce occulte. (...) Derrière une grue qui s'écaillait, ils étaient une dizaine à pêcher le temps au bout d'une ligne. (...) Ici, certains avaient une canne et un vieux moulinet de récup'. D'instinct, je m'étais placé près d'un Noir en brodequins. Il tenait son fil entre le pouce et l'index. De l'autre main, il caressait le nylon. Parfois il le tirait jusqu'à l'oreille. Il écoutait. J'ai souri. Il m'a vu. J'ai fait un signe. J'ai dit "ça mord?" en français. C'était idiot. Pas pour lui.
- Non, je trempe le fil. C'est pas la pêche qui m'intéresse. Je communique avec l'eau du Tage. Je sens les vibrations. Il y a une vie en dessous.
- Et les autres, ils pêchent?
Sourire.
- Français?
- Et vous?
- Portugais d'Angola, j'ai appris le français à Marseille, sur un bateau abandonné. Deux années amarré à la digue du large. Je m'appelle Diego.
Je me suis assis sur le quai.
- Mécano?
- Ouais!
- Moi, je l'étais, dans la Royale.
- Et maintenant?
- Acteur!
- Pourquoi pas, si ça plaît...
- Quel bateau?
- Celui-là, là-bas, le Lisboa.
On a bavardé jusqu'au soir avec les mouettes qui gueulaient. Je l'ai raccompagné jusqu'au cargo.
- Vous montez à bord?"
Bernard Giraudeau - Les hommes à terre, Diego l'Angolais - POINTS n° P2111 -

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