La Rochelle - Photo l'Internaute
Buenos Aires, 12 juin 1912
Ma petite Jeanne,
C'est vrai que tu es petite. Je dis tu, je suis plus courageux en mer que dans le bistrot de ton père. Je profite d'un grand clipper qui revient du Chili avec une cargaison de laine pour envoyer cette lettre. Elle sera au chaud pour traverser l'hiver austral. Il se perd des bateaux parfois. J'espère que celui-là arrivera.
Tu ne m'as jamais demandé mon nom. Je m'appelle Ange. Moi, bien sûr, je sais que tu t'appelles Jeanne. Là-bas, je n'ai jamais osé le prononcer. Mais je savais déjà en le murmurant que c'était doux comme une pelote, un vent chaud, un petit chat mouillé. Ici, je peux le répéter à l'infini des vagues, à l'écume, à la mâture avant de m'endormir, pendant les quarts, à l'aube, devant ma gamelle, comme une prière, en frottant le pont avec la peau d'une roussette. Je dis Jeanne muettement devant le capitaine, les officiers, les matelots, à l'étoile du Berger, aux femmes noires qui dorment sur les quais.
J'écris Jeanne avec l'encre des poulpes. Jeanne longue comme la houle, toi si petite derrière le comptoir de ton père. Je l'ai gravé sur le bois rouge du Brésil, sur les barils d'eau, sous la lisse. Je l'ai écrit sur des mouchoirs d'Espagne, des soies de Chine et même hier sur les ailes des poissons volants. Je t'ai écrit sur le papier à tabac pour que tu brûles ma poitrine. Je t'ai écrit tant de lettres jetées par-dessus bord que le fond de la mer sait qu'Ange aime Jeanne.
J'ai si peur que cette lettre n'arrive pas et j'ai si peur qu'elle arrive. J'ai si peur que tu dises non et j'ai si peur que tu dises oui. J'ai tant de nuits dans mon hamac avec les yeux ouverts. Je n'ose embrasser que ton front.
Nous appareillons pour le Cap Horn puis les côtes d'Afrique, les îles du Cap-Vert, Lisbonne et La Rochelle.
Ange
Bernard Giraudeau - Les hommes à terre - Jeanne - POINTS n° P2111 -