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La pêche aux crabes et le sens moral

Publié le 21 mai 2010 par Alainlecomte

Les rencontres de l’esprit sont, autant que celles qui se produisent dans la réalité, des évènements imprévisibles. Vous ne pouvez pas prévoir que vous allez lire deux livres en même temps et que l’un parlera de la pêche aux crabes au Japon dans les années 1930, et l’autre de la naissance du sens moral chez les bébés …. Et puis qu’est-ce que cela a à voir ? Mais on trouve toujours quelque chose à accorder, même une machine à coudre et un parapluie, eût dit Lautréamont. Ainsi va la pensée, elle se nourrit de tous les hasards, de tous les évènements. Vous y mettez un germe, et le voilà qui pousse et si vous n’y prenez pas garde, cela vous entraînera très loin, vers une redéfinition du monde ou une méditation sur ce qu’il convient de changer en lui.

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Dans « Le bateau-usine », le roman récemment redécouvert du Japonais Kobayashi Takiji , « l’une des figures majeures de la littérature prolétarienne de l’entre deux guerres » (quatrième de couverture), mort torturé par la police en 1933 à l’âge de 29 ans, des marins et des ouvriers embauchés sur un bateau usine dévolu à la mise en conserve des crabes pêchés au voisinage des côtes du Kamtchatka, partis sur une chaloupe, dérivent et par miracle sont sauvés et recueillis par des paysans russes. On leur a décrit les Russes sous des traits tellement hostiles qu’ils n’en reviennent pas d’être traités par eux comme des hommes, ce qui n’arrivait jamais sur leur bateau. Au cours de cette rencontre, ils vont faire la connaissance desidées du communisme et ils se promettent bien, à leur retour de les mettre en pratique. Heureux temps où les lendemains étaient encore chargés d’espérance et où l’on pensait qu’il allait suffire de renverser la classe dirigeante pour installer à demeure un état d’harmonie où enfin les hommes seraient traités comme des hommes et non comme des esclaves. Cette prise de conscience d’un autre monde possible ne va pourtant pas sans mal :Kobayashi Takiji nous montre des hommes humiliés chaque heure de chaque jour, mais qui pourtant pleurent à la seule évocation des « valeurs de la patrie » (quand un destroyer de l’Armée Impériale croise leur route par exemple). Pourquoi sommes-nous tellement attachés à « notre groupe » (notre nation, notre drapeau), même quand cet attachement est contraire à nos intérêts et nous maintient dans ce qu’il faut bien appeler objectivement une aliénation ?

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(scène du film adapté du roman en 1953)

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Alison Gopnik (cf. billet antérieur du 26/04), dans les derniers chapitres de son livre si riche « Le bébé philosophe » (qui est plus un livre de philosophie qu’un livre sur les bébés à proprement parler, et qui n’est en tout cas pas un « livre de recettes pour bien élever son enfant »), aborde la question du sens moral. Elle y montre que celui-ci émerge à partir de l’empathie, attitude que le jeune enfant possède dès la naissance à l’égard de son entourage, car il sait, le chérubin, se reconnaître dans les sourires et les éclats de joie de ses proches, il adopte même littéralement, dit-elle, les sentiments des autres. A dix-huit mois, Minie éclate ainsi en sanglots quand elle voit sa maman (ou sa grand maman) soigner une ampoule au pied, car elle sait d’emblée se mettre à la place d’autrui et elle réalise que ce bobo pourrait être le sien. De là vient l’altruisme : si je souffre moi-même de ce que l’autre endure, alors je vais essayer de supprimer la source de cette douleur. Si nous en restions là, comme l’humanité serait heureuse ! Mais l’empathie se manifeste pour le meilleur comme pour le pire : percevoir la colère d’autrui met en colère le jeune sujet. La haine suscite la haine et la violence, la violence. Il se développe ainsi des cycles vicieux de l’interaction sociale au même titre que des cycles vertueux.

Autre défaut grave, et qui nous conduit au cas des pêcheurs japonais : apparaît vite la propension à établir des classifications et des groupements : prenez un groupe d’enfants (et même d’adultes) et distribuez leur arbitrairement des maillots rouges et des maillots bleus. Supposons que le sujet qui nous intéresse se voit assigner un maillot bleu. Très rapidement, vous allez le voir manifester une préférence pour les bleus. Et cela conduit bien sûr aux bagarres de supporters, aux massacres inter-ethniques et aux guerres fratricides. C’est que l’empathie semble-t-il a bien du mal à sortir des limites du groupe social d’appartenance (voire de la tribu, ou de la famille), même quand celui-ci est déterminé arbitrairement. Les religions et les doctrines révolutionnaires s’efforcent d’étendre cette notion de groupe, mais se heurtent aux limites de celui qu’elles définissent elles-mêmes par leur appartenance.

On se réjouit d’un certain progrès moral : l’abolition de l’esclavage, après tout, est un de ces pas qui ont conduit à la reconnaissance que tous les humains étaient semblables, (quand bien même des formes modernes d’esclavage demeurent, notamment sous la forme de l’esclavage sexuel).

Renouveler la pensée de gauche, entend-on souvent. Il le faut en effet, mais cela passe nécessairement par une prise en compte sérieuse des découvertes scientifiques les plus récentes en sciences humaines. Il sert à peu de choses de s’évader dans une doctrine idéaliste qui ne prendrait pas en compte les déterminants de base de l’espèce humaine. C’est à partir de ceux-ci qu’on peut se poser des questions utiles comme : existe-t-il des moyens de développer l’empathie entre les humains, de faire en sorte qu’ils adoptent un parti pris de coopération mutuelle ? Comment combattre l’effet dévastateur de l’argent ? La question était déjà posée par les marxistes et les léninistes du début du XXième siècle : que substituer au stimulant matériel ? La genèse du sentiment de possessivité vis-à-vis de l’argent (« toujours plus » quand on en a déjà bien assez) n’est pas étudiée par Alison Gopnik : c’est un manque. Il faudrait pourtant la comprendre, n’est-elle pas à la base de notre économie et de sa « crise » ?

Est-ce que la réflexion que semble avoir le PS autour de la notion de « care » va dans cette direction ? Par charité, on pourrait répondre par l’affirmative, même si c’est une avancée encore bien modeste… et qui, pour modeste qu’elle soit, n’a pas fini de se voir ridiculisée par les « beaux esprits », de Valls à Mélenchon.

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Dans les entours de cette pensée figurent aussi les réflexions politiques de Noam Chomsky, que cite le dernier numéro du « Monde Diplo » (Je pense que ni l’histoire ni l’expérience ne démentent les suppositions d’Adam Smith et de David Hume selon laquelle la sympathie et le souci pour le bien-être des autres sont des traits fondamentaux de la nature humaine).

(Il est vrai toutefois que la théorie du sens moral développée par les chomskyens est sensiblement différente de celle d’Alison Gopnik : ils le font dériver d’une sorte de système de règles inné, un peu comme dans le cas du langage, mais je ne crois pas que cette analogie soit nécessairement la bonne et je préfère décidément la thèse de l’empathie).


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