Les rencontres de l’esprit sont, autant que celles qui se produisent dans la réalité, des évènements imprévisibles. Vous ne pouvez pas prévoir que vous allez lire deux livres en même temps et que l’un parlera de la pêche aux crabes au Japon dans les années 1930, et l’autre de la naissance du sens moral chez les bébés …. Et puis qu’est-ce que cela a à voir ? Mais on trouve toujours quelque chose à accorder, même une machine à coudre et un parapluie, eût dit Lautréamont. Ainsi va la pensée, elle se nourrit de tous les hasards, de tous les évènements. Vous y mettez un germe, et le voilà qui pousse et si vous n’y prenez pas garde, cela vous entraînera très loin, vers une redéfinition du monde ou une méditation sur ce qu’il convient de changer en lui.
(scène du film adapté du roman en 1953)
Autre défaut grave, et qui nous conduit au cas des pêcheurs japonais : apparaît vite la propension à établir des classifications et des groupements : prenez un groupe d’enfants (et même d’adultes) et distribuez leur arbitrairement des maillots rouges et des maillots bleus. Supposons que le sujet qui nous intéresse se voit assigner un maillot bleu. Très rapidement, vous allez le voir manifester une préférence pour les bleus. Et cela conduit bien sûr aux bagarres de supporters, aux massacres inter-ethniques et aux guerres fratricides. C’est que l’empathie semble-t-il a bien du mal à sortir des limites du groupe social d’appartenance (voire de la tribu, ou de la famille), même quand celui-ci est déterminé arbitrairement. Les religions et les doctrines révolutionnaires s’efforcent d’étendre cette notion de groupe, mais se heurtent aux limites de celui qu’elles définissent elles-mêmes par leur appartenance.
On se réjouit d’un certain progrès moral : l’abolition de l’esclavage, après tout, est un de ces pas qui ont conduit à la reconnaissance que tous les humains étaient semblables, (quand bien même des formes modernes d’esclavage demeurent, notamment sous la forme de l’esclavage sexuel).
Renouveler la pensée de gauche, entend-on souvent. Il le faut en effet, mais cela passe nécessairement par une prise en compte sérieuse des découvertes scientifiques les plus récentes en sciences humaines. Il sert à peu de choses de s’évader dans une doctrine idéaliste qui ne prendrait pas en compte les déterminants de base de l’espèce humaine. C’est à partir de ceux-ci qu’on peut se poser des questions utiles comme : existe-t-il des moyens de développer l’empathie entre les humains, de faire en sorte qu’ils adoptent un parti pris de coopération mutuelle ? Comment combattre l’effet dévastateur de l’argent ? La question était déjà posée par les marxistes et les léninistes du début du XXième siècle : que substituer au stimulant matériel ? La genèse du sentiment de possessivité vis-à-vis de l’argent (« toujours plus » quand on en a déjà bien assez) n’est pas étudiée par Alison Gopnik : c’est un manque. Il faudrait pourtant la comprendre, n’est-elle pas à la base de notre économie et de sa « crise » ?
Est-ce que la réflexion que semble avoir le PS autour de la notion de « care » va dans cette direction ? Par charité, on pourrait répondre par l’affirmative, même si c’est une avancée encore bien modeste… et qui, pour modeste qu’elle soit, n’a pas fini de se voir ridiculisée par les « beaux esprits », de Valls à Mélenchon.
(Il est vrai toutefois que la théorie du sens moral développée par les chomskyens est sensiblement différente de celle d’Alison Gopnik : ils le font dériver d’une sorte de système de règles inné, un peu comme dans le cas du langage, mais je ne crois pas que cette analogie soit nécessairement la bonne et je préfère décidément la thèse de l’empathie).