Rencontre, apparition : chaque rencontre est une apparition dont nous ne saisissons l'importance que bien après coup...
Pourtant, il nous semble parfois que ce visage entrevu, nous l'avons déjà croisé, que cette silhouette entraperçue nous est déjà vaguement familière, depuis toujours. Comme si chaque rencontre importante nous avait été annoncée, dans une autre vie, dans un ailleurs improbable. Comme si nous avions été depuis si longtemps en position d'attente... Et quand nous croisons l'autre pour la première fois, en vérité, nous le reconnaissons... Même s'il vient de nous donner la certitude d'avoir déchiffré dans son regard les initiales du premier matin du monde...
Jean-Pierre Guéno
Fillette Népalaise - Photo l'Internaute -
C'était en 1994. J'avais l'arrogance de la femme libérée, la certitude que "la vraie vie est ailleurs"... C'était au Mustang; un petit royaume népalais, perdu au fond de l'Himalaya, blotti contre le Tibet, là-haut, à quatre mille cinq cents mètres, tout près du ciel. La journée de marche avait été harassante : altitude, poussière, fatigue, rudesse du quotidien...
Mon compagnon de marche et moi-même avions établi notre camp d'étape à Tramar, minuscule village oublié du temps. Tandis que nous faisions un brin de toilette, non pas dans le ruisseau (l'Esprit qui habite l'eau a horreur des miasmes) mais dans une simple bâchasse, sans bruit, elle est apparue, s'est approchée de nous... toute petite... à la fois timide et intrépide... en tout cas intriguée par la mousse du savon. Une petite bonne femme de quatre ou cinq ans, les yeux vifs et tout ronds comme ceux d'un écureuil, les pommettes écarlates, cramoisies, brûlées par le soleil, l'altitude, le chaud, le froid, le gel...
Pieds nus, campée dans sa longue robe de laine de yak, un foulard fleuri enrubanné sur la tête, elle ne perd aucun de mes gestes. Immobile, silencieuse, discrète, elle regarde. Un sourire?... Non. Elle demeure impassible, totalement absorbée par l'observation de mes ablutions. "Un peu de crème sur tes joues?... Oui?" Elle ne bouge toujours pas. Doucement, avec précautions, du bout des doigts, j'étale la pommade grasse sur ses pommettes craquelées, rugueuses. Elle semble apprécier. Mais ne fait pas un mouvement, ne dit rien. Que se passe-t-il dans sa petite tête? Je me recule. Elle me regarde toujours. Puis tout à coup plonge sa main terreuse dans l'ouverture de sa chuba crasseuse (la robe des Los Pas croisée sur la poitrine, qu'ils portent à même la peau nue). Les yeux plantés dans les miens, elle cherche, fouille, se contorsionne, extrait de dessus son coeur, un bout de gâteau grignoté, qu'elle me tend d'un geste vif et impératif. Déjà elle a fait demi-tour et s'enfuit à toutes jambes. Elle s'appelait Dolma Tsering. J'ai ce petit bout de gâteau dans la main, le coeur d'un enfant dans la main... le coeur d'un enfant dans le coeur. Première fois, pour la première fois Tsering tu m'as donné envie d'être maman. La vie en a voulu autrement.
Christiane
Premières fois - Le livre des instants qui ont changé nos vies - Sous la direction de Jean-Pierre Guéno - Librio n° 612 -