L'homme nu

Publié le 23 mai 2010 par Araucaria

Fêlures
Paradis perdu... Premières déceptions... Comme une fin de bal et son odeur de cendrier froid. Comme une fin d'enfance brutale et soudaine. Comme une morsure au creux du ventre. Comme une boule dans la gorge qui nous empêche à la fois de déglutir et de parler... Nous ne savons pas très bien si nous tombons d'une falaise ou si nous sombrons tout au fond d'un lac obscur. Nous espérons ce réveil en sursaut qui devrait mettre un terme à nos cauchemars d'enfant. Mais le vide continu à nous aspirer. Nous ressentons ce mal de mer qui chavire toujours l'estomac des jeunes voyageurs agenouillés sur la banquette arrière des automobiles. Cette impression de rentrée scolaire sans préavis. Rien ne va plus. Notre vie se froisse et se déchire; nos pas s'alourdissent; l'eau de la fontaine n'aura plus jamais la même transparence. Nous apprendrons à ne plus pleurer comme l'enfant que nous ne serons plus. Nos chagrins seront muets; ils hébergeront des fêlures révélatrices, des blessures et des cicatrices.
Jean-Pierre Guéno


C'était par une de ces chaudes nuits d'été, les fenêtres de ma chambre étaient grandes ouvertes; je dormais du sommeil profond de l'enfance, lorsque je fus brutalement réveillée par de violents froissements d'ailes, un bruit d'oiseau pris au piège et qui se débat. La lune éclairait suffisamment la chambre pour que je devine les ailes déployées d'une chauve-souris, qui tel un spectre allait d'un mur à l'autre en se cognant. Poussant un cri de terreur, je disparus sous les draps pour protéger mes cheveux; ne disait-on pas aux veillées que si une chauve-souris se prenait les pattes dans une mèche, il fallait les couper à ras et ce n'était pas sûr qu'ils repoussent. Mes hurlements furent tels qu'ils sortirent de son lit mon oncle qui dormait dans une chambre au bout du couloir. Cauchemar ou réalité, lorsqu'il surgit dans ma chambre, je baissai un quart de seconde mon drap pour lui indiquer l'oiseau, en même temps que mes yeux apercevaient une chose énorme, flasque et noirâtre entre ses jambes. Il prit une savate et poursuivit la chauve-souris, jusqu'à la sortie; une seconde fois je jetai un oeil sur cet appendice avant qu'il ne quitte la chambre précipitamment, s'apercevant sans doute de sa nudité. Les jours qui suivirent, je regardai mon oncle à la dérobée, surtout au niveau de l'entre-jambes mais le renflement était toujours là; j'en conclus qu'il était atteint d'une maladie dont personne ne voulait parler. Lorsque je me décidai à poser la question à ma mère à propos de ce que j'avais vu, elle me répondit en riant que je le saurai bien assez tôt! J'étais indignée devant tant d'indifférence; l'attention de la famille n'était fixée que sur la tante Charlotte qui avait une grosseur au sein et qu'on allait opérer prochainement et tout le monde se fichait apparemment de ce pauvre oncle Henri qui, lui en avait deux, et qui bientôt l'empêcheraient de marcher.
A Partir de ce jour-là, je déployai une tendresse infinie à cet oncle que toute la famille abandonnait à son triste sort; il m'en fut très reconnaissant et le premier surpris d'autant plus que j'étais une petite fille introvertie, plutôt jolie mais peu expansive. Lorsque je grimpais sur ses genoux pour l'embrasser, je faisais toujours très attention de ne pas lui faire mal, à l'endroit où il avait sa maladie. Notre complicité s'est consolidée au fil du temps, il a été mon ami, mon confident, mon protecteur. Lorsqu'il est mort d'un cancer de la prostate à l'âge de soixante-quinze ans, cela ne m'a pas surprise comme si je m'y attendais depuis toujours. Adorable oncle Henri, si pudique et si attentionné avec les femmes, il n'a jamais su évidemment que mes difficultés avec le sexe masculin datent de cette chaude nuit d'été où, à l'âge de sept ans, j'ai découvert le sien!
Colette
Premières fois - Le livre des instants qui ont changé nos vies - Sous la direction de Jean-Pierre Guéno - Librio n° 612 -