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(5) La barque de l'au-delà

Publié le 24 mai 2010 par Luisagallerini

- Une antiquité, oui. Mais c'est absurde, ça doit être la déformation professionnelle. Écoutez, si vous me laissez les deux pièces, je pourrai demain répondre à toutes vos questions et le plus sérieusement du monde.

- Je vous appelle dans la journée, et si vous êtes libre, je pose une option sur votre soirée.

- Je suis libre, mais... puis-je vous faire confiance ?

Ce fut la première et la dernière fois qu'entre eux fut ouvertement abordée cette question. Il lui assura avec son sourire désarmant qu'elle pouvait entièrement compter sur lui et lui confia sa carte d'identité en garantie. Elle lui rendit son sourire, à la fois embarrassée et soulagée d'avoir soulevé ce point. Elle conservait l'amulette et cela seul lui importait. Le papyrus n'était pour elle que l'enveloppe protectrice de l'oiseau bâ que le ciel lui avait envoyé. La bandelette, quant à elle, l'avait menée jusqu'à l' amulette, son rôle était terminé.

- Pourquoi m'aidez-vous ? demanda-t-elle avant de fermer la porter derrière lui.

- Vous aider ? Je ne dirais pas ça comme ça. Je vais vous avouer quelque chose, peut-être l'avez-vous déjà compris, d'ailleurs. Je vis pour la recherche, c'est une véritable passion. Si ce papyrus contient des vignettes, il sera d'une valeur inestimable pour ma thèse. Rendez-vous compte, une pièce inconnue du reste du monde, une découverte inédite ! Mais vous avez raison de me poser cette question, un service gratuit est une aberration. Pour entretenir de bons rapports, le partage doit être de mise. Que pensez-vous de l'échange des résultats d'analyse contre une image numérisée du papyrus, que je pourrais conserver et qui viendrait enrichir mes travaux ?

- C'est une excellente idée !

- Bien sûr, vous devez me promettre de ne parler à personne du papyrus avant que je ne publie un article dessus dans une revue scientifique. Dans quelques mois, j'aurai mené à bien cette tâche. Mais j'y pense, personne n'est au courant, n'est-ce pas ?

- Vraiment, dit-elle en le regardant droit dans les yeux.

Marie s'endormit l'amulette au creux de la main. La première image que lui dépêcha son inconscient fut celle de Philippe, affairé sous les néons laiteux d'un laboratoire plein comme un œuf d'appareils et d'outils, vêtu d'une blouse blanche de médecin et affublé d'une paire de lunettes loupes fort peu seyantes. Puis elle sombra tout à fait, et se retrouva face à une barque, au bord d'un fleuve immense dont elle distinguait à peine la rive opposée. Un homme sommeillait près de l'embarcation. Elle lui parla, mais il n'entendait rien. Ses paroles se perdaient dans le remous des eaux opaques, aux ondes argentées comme la lune. Elle s'approcha de la barque et remarqua un autre homme, également endormi. Sa tête étant curieusement montée à l'envers, l'homme regardait en arrière

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. Cependant dans son rêve, tout cela lui paraissait normal, dans l'ordre des choses. Quand la barque s'éparpilla en morceaux, elle ne s'étonna pas non plus. Car elle avait une mission à accomplir, la remonter en assemblant les pièces une par une

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Pour cela, il lui fallait identifier chaque fragment : le mât, l'avant de la coque, la quille, la rambarde gauche, etc. Chacun possédait un nom et une place. À mesure qu'elle reconnaissait les pièces et les nommait, celles-ci s'imbriquaient. En quelques minutes, la barque brilla sous le clair de lune. L'homme à la tête à l'envers

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s'éveilla alors et grimpa à l'intérieur, un gouvernail à la main. Son acolyte, qui avait roulé contre la barque, dormait toujours. Marie le secoua. Quand enfin, il ouvrit un œil, ce fut pour l'interroger dans une langue mystérieuse, qu'inexplicablement, elle comprenait sans difficulté : " êtes-vous complète ? ". Dans la même langue aux sonorités râpeuses, elle acquiesça.

- Êtes-vous bien équipée ? poursuivit-il.

- J'ai mes jambes et j'ai mes bras.

Il se leva alors et prit place dans l'embarcation.

Le passeur lui posa les mêmes questions, auxquelles elle répondit sans hésiter, dans le même langage inconnu. Elle monta à son tour dans la barque et ils quittèrent le rivage. Dans le ciel comme sur les flots, la voie lactée balisait leur périple. Lorsque le bateau accosta sur la berge opposée, elle remarqua que l'oiseau bâ l'avait suivie pendant toute la traversée. Il paraissait las, son vol était pesant. Elle l'invita sur son épaule et s'engagea dans les marais qui s'étendaient devant elle à perte de vue. Ses pieds s'enfonçant dans un mélange de boue et d'herbes hautes et humides, la lune demeurait son seul guide. L'homme qui portait sa tête à l'envers l'avait quittée. Assoupi au fond de l'embarcation, il était reparti avec son compagnon. Elle était seule. Bien sûr, le bâ l'accompagnait, mais il ne comptait pas, il faisait presque partie d'elle. Alors qu'elle traversait un champ en longeant le fleuve, les tiges de papyrus s'écartèrent sur sa droite. Un monstrueux crocodile surgit la gueule grande ouverte. Terrorisée, elle bondit de côté.

Réveillée en sursaut, sa première pensée fut pour l'amulette, qu'elle retrouva intacte dans les draps. Impatiente d'avoir des nouvelles de Philippe, elle ne parvint pas à se rendormir et partit travailler de bonne heure. A midi passé, il n'avait toujours pas téléphoné. Délaissant ses dossiers dont la futilité, de plus en plus évidente, la décourageait, elle virevoltait dans son bureau comme un lion en cage. Quand elle ne se demandait pas si Philippe avait enfin procédé à ses analyses, elle se reprochait de lui avoir fait aussi facilement confiance, alors que les antiquités égyptiennes représentaient justement son domaine de prédilection. Sa carte d'identité qui, la veille, l'avait gagnée à sa cause, lui semblait à présent une bien piètre caution. Il pouvait tout à fait se rendre au commissariat pour déclarer le vol de ses papiers et ne jamais lui rendre le papyrus.

Une heure plus tard, après avoir laissé une dizaine de messages sans réponse sur son répondeur, elle prit une demie journée de congés et partit au Louvre. Elle traversa le musée au pas de course, sans un regard pour les statues colossales

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et les momies séculaires

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. Essoufflée, elle s'arrêta à l'entrée de la section gréco-romaine. À quelques mètres d'elle, Philippe, insouciant, gesticulait devant un groupe d'étudiants en première année d'histoire de l'art. N'osant l'interrompre, elle trépigna quelques minutes avant que l'attroupement ne se dissipât.

- Bonjour ! Je suis désolée de vous déranger sur votre lieu de travail...

- Ah, bonjour ! l'interrompit-il, apparemment gêné, avant de se détourner.

- Je voulais savoir si vous aviez eu le temps d'analyser le papyrus.

Une toux désespérée couvrit la dernière syllabe, mais cela n'empêcha pas Marie de poursuivre :

- Est-il authentique ? de quel empire date-t-il ? Je n'en ai presque pas dormi de la nuit vous savez, je suis folle d'impatience !

- Écoutez, répondit-il après une brève hésitation, je n'ai pas le temps aujourd'hui de vous donner davantage d'explications sur le papyrus exposé à l'étage, qui est extrait du Livre des morts. Mais si vous souhaitez revenir un autre jour, sans vos collègues, nous pourrons approfondir la datation des stèles et des papyrus, en fonction du mode d'écriture, de l'évolution des signes, des encres et des supports. C'est un sujet très intéressant, vraiment.

Marie a-t-elle eu raison de faire confiance à Philippe ? Suite au prochain épisode...

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