La France est toute de blanc vêtue depuis quelques jours. Les températures sont descendues en dessous de -10. Conséquences : Trafic fortement perturbé. Pas d’alimentation électrique pour les trains. Ce matin, je suis bien partie de chez moi, comme de nombreux Franciliens. J’ai pris le RER C, comme de nombreux Franciliens. Mais... : « Suite à une chute de catainer en gare de Choisy-le-roi, le trafic sur la ligne C du RER est fortement perturbée. » De fait, nous sommes restés longtemps bloqués à la gare de Brétigny, le train ne pouvant aller plus loin, et surchargé avec ça de travailleurs pestant contre l’impossibilité de pouvoir se rendre à leur travail.
J’ai appelé au collège pour informer que nous étions retenus, pour une durée indéterminée, à la gare de Brétigny, que nous allions sûrement arriver jusqu’à Juvisy, mais on ne savait quand. Je serais sans aucun doute très en retard. Mme La Principale adjointe, qui avait déjà appris la très forte perturbation des transports, a bien compris dans quelle situation je me trouvais et m’a même autorisée, connaissant mon lieu d’habitation, à retourner chez moi si je le pouvais, car la situation n’était pas prête de s’améliorer, au collège il n’y avait pas de car scolaire non plus, ni de transports dans la ville. « Tant mieux ! », me suis-je écriée intérieurement. Si c’est pour terminer une semaine morose, autant commencer un week-end ensoleillé, euh... non pas ensoleillé, mais loin en tout cas des déceptions professionnelles. Il y a des jours comme ça où on n’est pas content d’aller au boulot. Je n’ai pas l’habitude de parler travail, mais là, vraiment, c’est plus fort que moi.
Figurez-vous que je me suis fait à moi-même le pari d’intéresser mes élèves à une matière qu’ils dédaignent ou qu’ils font semblant de dédaigner pour ne pas se donner la peine de réussir. Après les vacances de Toussaint, lorsque je leur ai annoncé : « Vous devrez vous procurer le livre....
- Encore un livre à lire ?
- Encore un livre à acheter ?
- On n’a déjà pas aimé le précédent ! Bon, d’accord... Voyant leur engouement, et ne voulant pas trop les rebuter, je me suis dit : on va y aller doucement, on va faire semblant de prendre en compte leurs mauvaises dispositions pour la lecture, on va leur donner un tout petit livre à lire, mais super intéressant, et ils verront que la lecture, c’est une aventure qui vous embarque dans de telles aventures que vous en redemandez encore et encore, vous montez dedans comme dans une fusée et vous allez à la découverte de l’espace littéraire, à la découverte du monde, de l’autre, de la vie, d’une agréable manière. Là seulement, quand ils auront mordu à l’hameçon, on leur proposera d’autres lectures, plus abondantes...
Nous étudions alors le genre fantastique. Je leur ai juste donné La vénus d’Ille, de Prosper Mérimée, à lire. Une courte nouvelle de rien du tout. Courte, mais tellement bien construite, avec une fin énigmatique sur laquelle on peut débattre longtemps sans avoir le fin mot de l’histoire.
Le jour du contrôle de lecture : « Madame, est-ce qu’on peut reporter le contrôle ? On n’a pas eu le temps de lire, on n’a pas terminé... » Pas le temps ? Un mois, que je leur avais donné, un mois ! pour lire quelques pages. Un mois ! Et on me répond qu’on n’a pas eu le temps. D’autres m’ont lancé à la figure : Madame, c’est pas qu’on ne lit pas ou qu’on n’aime pas lire, moi je lis beaucoup, je lis des gros pavés comme ça (elle me montre avec ses doigts le gros volume des livres qu’elle a l’habitude de lire et qu’elle avale en un rien de temps), mais là je n’accroche pas. Une autre me dit : « En fait dans le fantastique, moi je n’aime que les histoires de vampire, mais là... » En gros, La Vénus de Mérimée, bof !
Il y en a bien sûr qui ont bien aimé, mais ce que j’avais souhaité, moi, c’est approcher les 80 % d’appréciation positive sur ce chef-d’oeuvre de Mérimée. Or là, j’étais vraiment loin, loin...
Bon, plutôt que de céder au désespoir, je me suis dit : on va faire autrement. Allez, on va changer... Je ne vais pas leur imposer une lecture, je vais leur laisser le choix.
Retour des vacances de Noël. Cette fois on travaille sur le portrait. Il fallait d’abord me faire une idée de leur degré de familiarité avec les héros de la littérature : Qui connaît Jean Valjean, Cosette, Javert ? Qui a déjà entendu parler de Rastignac, de Vautrin ? (pas trop de réactions de connaisseurs) Et D’Artagnan ? (Là, beaucoup de « moi ! », « moi ! », « moi ! Madame») Et Cyrano ? (Celui qui a un grand nez ? Oui, Madame, on connaît. ) Et Phileas Fogg... ? Et Sherlock Holmes... ? Et le commissaire Maigret... ? Oui... ? Non... ? Bon, vous avez compris que ce sont tous des personnages célèbres de la littérature. Pour apprendre à les connaître, ou pour faire découvrir à vos camarades des personnages de romans que vous avez aimés, vous allez, en groupe ou individuellement, choisir un personnage dont vous parlerez en classe.
Je leur ai donné toutes les indications nécessaires. Il s’agissait pour eux de rédiger une sorte de fiche d’identité du personnage (nom, roman où il apparaît, nom de l’auteur, description physique et morale...) Ils devaient en plus faire un dessin du personnage tel qu’ils se le représentaient, avec, en dessous une phrase du roman, un passage qui illustre le personnage.
Je me suis dit : cette fois je vais m’éclater, ils vont s’éclater. Ils seront acteurs, ils vont ressusciter les Hugo, Balzac, Dumas, les Conan Doyle et autres à travers le roman de leur choix. Ou bien ils vont faire découvrir à la classe, me faire découvrir à moi aussi, d’autres personnages, plus récents, peut-être moins célèbres collectivement, mais qu’ils ont bien aimés. J’étais prête à la découverte. Je me faisais une fête de cette semaine. Pauvre conne que je suis !
Mardi. Ouverture du bal des exposés. « Je vais vous parler de... (un nom qui m’a paru bizarre tout de suite, je veux dire que je n’ai pas reconnu comme appartenant à la littérature, je lui ai donc demandé de préciser). Personnage du film...
- Non mais, j’avais dit « personnage de roman, d’un récit ! »
- Mais Madame...
- Est-ce que ton film est une adaptation d’un roman ?
- ...
Ça commence bien, ça commence bien, me suis-je dit. On leur demande de lire un livre, ils vous parlent de film.
Un autre groupe. Jeudi. Ils avaient choisi Phileas Fogg. Très bien, très bien, me suis-je dit. Tout n’est pas perdu. Exposé. Résumé du Tour du monde en 80 jours. Beau dessin de Phileas Fogg. Il était en effet bien fait, avec ses moustaches et ses favoris, sa canne et tout et tout. Mais il manquait quelque chose.
- Quelle phrase vous avez choisie, dans le roman, pour illustrer votre propos ?
- Comment ça, quelle phrase ?
- Vous avez bien choisi un passage de description dans le roman ?
- Ah non, Madame, comment on aurait pu, on ne va pas lire tout le livre quand même ?
- Tout le livre ? Je vous avais précisé que vous n’étiez pas obligé de lire tout le roman, vous pouviez vous contenter des premières pages car, en général, vous trouvez le portrait du héros dans les premières pages du roman...
- Vous en êtes sûre ? (elle me dit ça, l’impertinente) Et puis on n’a pas le livre, on n’allait tout de même pas l’acheter !
- Mais vous le trouvez partout, ce roman de Jules Verne, que ce soit au CDI ou dans votre bibliothèque municipale... Comment avez-vous fait alors, pour votre exposé, si vous n’avez pas lu le livre ?
- Mais on est allé sur Internet, Madame !
Internet. Bien sûr ! Et voilà. On ne lit plus. On va sur Internet. Quelle peste ! Je me console donc comme je peux. Sur Internet. Internet, quelle peste !