"La terre peut avoir des couleurs d'enfer ou de purgatoire. De ces couleurs de feuilles mortes qui pourrissent dans le froid. De ces traversées de tunnels qui n'en finissent pas...
Il suffit que la mort devance l'appel; qu'elle se pointe avant terme; qu'elle opère en embuscade; qu'elle vienne faucher par surprise le blé en herbe et vendanger le raisin vert...
Son image nous laisse dans un état de grande hébétude; elle nous fait perdre nos repères. Il n'y a plus le moindre voile, le moindre vêtement; plus d'armure pour nous protéger contre la réalité de son rictus. Nous sommes nu, comme au premier jour; fragile; démuni; tremblant... Notre enfance est orpheline."
Jean-Pierre Guéno
Bartolomé Estéban Murillo
"Au bas de mon ventre, une cicatrice. Je la garderai toute ma vie. Je le sais. Cette trace sur mon corps est si petite. Et par elle, pourtant, est arrivée au monde ma grandeur à moi. Par elle aussi, j'ai compris la fragilité de la vie et la démesure d'un amour. Dans un état de grâce profond, j'ai mis au monde il y a quelques mois une petite fille. La mienne. La seule, l'unique. Une petite Lou belle comme le soleil, amoureusement rêvée et construite par son papa et sa maman. Lou a ronronné doucement dans le ventre de sa maman et a été délicatement bercée par les caresses de son papa. Durant neuf mois, main dans la main, nous nous sommes laissés porter par la douceur d'exister et de faire exister.
Pendant sa lente et belle ascension vers nous, petite Lou a vogué tranquillement dans des eaux empreintes d'amour fou. L'amour d'un homme et d'une femme qui se sont trouvés, un jour solaire, alors que sept mille kilomètres les séparaient. Cet enfant, nous l'avons espéré. Et nous la rêvions libre. Elle a choisi de l'être totalement. Une certaine nuit d'été, il y a encore si peu de lunes, j'ai laissé pour toujours aux autres l'innocence. J'ai perdu la mienne parce que ma fille a dit non. Dans un vol d'oiseau merveilleux, elle a préféré à tout jamais le ventre de sa maman et les murmures de son papa au monde des hommes. Elle nous a attendus quelques jours, le temps de nous dire ses secrets d'Ange, le temps que, dans nos bras, elle s'envole.
Digne messagère de l'amour, à l'image de son papa québécois et de sa maman française qu'un océan n'a jamais freinés, dans son merveilleux passage, Lou a laissé une lumière... Cette lumière éternelle qui, malgré cette déchirure gravée pour toujours au fond de nous, éclaire à tout jamais nos vies d'aujourd'hui et nos espoirs de demain."
Emmanuelle
Premières fois - Le livre des instants qui ont changé nos vies - Sous la direction de Jean-Pierre Guéno - Librio n° 612 -