Pensée : bourdon
Dans un champ de coquelicots j’ai cueilli un taureau. Il est aussi beau qu’un mulot, fort comme la mort à laquelle il vient sans doute d’échapper de justesse vu le sable collé sur ses sabots. Son souffle tiède et syncopé renferme un zeste de vie qui colore les fleurs abîmées. Ses paupières ourlées de longs cils papillonnent en mesure tandis qu’un nuage de moucherons attend respectueusement d’entrer en scène. Allongée à ses côtés, j’inspecte les nuages formant une banderole immaculée où j’inscrirai son épitaphe. Mais je manque d’inspiration et ne connais pas intimement cette bestiole là ; que dire ? Qu’écrire qui soit à la hauteur de cette vie de bovin débonnaire ? J’ai perdu l’habitude de décliner la moindre de mes pensées pour des raisons que je ne finis pas de questionner en silence. Que m’est-il arrivé durant cette année pendant que cette force de la nature broutait tranquillement l’herbe que je regarde pousser ? Pas grand-chose à dire vrai et c’est bien la seule justification valable à mes élucubrations parfumée à l’anis, au menthol et au cannabis.
En ce printemps poussif, je n’avais réussi qu’à faire tomber en panne le moindre objet électronique mis à ma portée ; une véritable hécatombe : deux ordinateurs portables plus un fixe, un appareil photo, une imprimante et même un téléphone mobile. Dans le même temps je m’étais liée à quelques insectes de mon jardin et je me demandais si ceci avait le moindre rapport avec cela. J’en avais parlé autour de moi mais on ne m’avait jamais prise véritablement au sérieux. Aussi avais-je tu une liaison entretenue depuis un mois environ et qui a pris fin ce matin dans des conditions aussi étranges que dramatiques.
Tout a commencé par un petit bruit que je pensais né de mon imagination puisqu’il ressemble à s’y méprendre à celui de mes dix doigts sur le clavier à l’époque où j’écrivais. Comme ce grattement ne se faisait entendre que la nuit, à l’heure habituelle où j’écris, il me semblait tout à fait plausible que ma funeste habitude perdure à mon corps défendant d’autant que si j’avais mis fin à toute tentative d’écriture, mon imagination, elle, persévérait à créer des images, des sons, voire des rythmes lancinants. Mais je tenais bon, sachant d’expérience qu’une fois attrapées, ces images ne ressemblent plus qu’à de pauvres papillons épinglés, sans couleur ni saveur.
Ce petit bruissement cependant n’’était pas le fruit de mon imagination mais se matérialisa au matin par un petit tas de sciures au pied de la porte-fenêtre conduisant au jardin. Au bas de celle-ci se découpaient deux petits trous d’une symétrie parfaite, comme dessinés au compas, d’un diamètre de 1,5 centimètre. Hors de question que ce travail minutieux soit l’œuvre de mites comme je l’avais d’abord conclu. Je ramassais le petit tas de sable sans manquer de maudire au passage mes propriétaires immondes qui ignoraient dédaigneusement mes demandes de remplacement de cette porte –fenêtre en lambeaux. Ils n’avaient, les ingrats, que le même mot à la bouche : « payez ! » tandis que je répondais « réparez » ; ce petit jeu du chat et de la souris durait depuis deux lustres et finalement, je m’étais accommodée de cette porte qui devenait au fil des ans une œuvre abstraite de toute beauté.
Je rattrapais tout ce temps perdu à écrire en lisant avec frénésie tout ce qui me tombait sous la main, affamée, insatiable, je dévorais les bouquins qui s’entassaient un peu partout sur mon passage. Cette activité n’était interrompue que par les différentes tâches ménagères afférentes à ma fonction de fainéante notoire qui conjugue parfaitement temps et obligations dans une maîtrise qui continue de m’étonner moi-même. Bref, le temps courrait tout seul tandis que je vagabondais allégrement dans les méandres de chaque exploit m’offrant mille et un prétextes d’autosatisfaction. Jusqu’à maintenant en tous cas car je ne sais comment je vais m’en sortir sans Baba.
Baba est un bourdon. Baba était un bourdon magnifique, majestueux, toujours prêt à me donner un coup de main, pour tourner les pages de mon livre qu’il parcourait avec le même plaisir partagé, m’apporter une cigarette quand j’en avais envie, sans parler des tâches ménagères qu’au moment même où j’écris restent en plan, dans chaque pièce de la maison, comme endeuillées de la même peine qui m’assaille. Incompréhensible. Indescriptible.
Les deux petits trous percés dans la porte conduisant au jardin sont son œuvre. Je me demande face au cadavre de l’insecte s’il aimerait que je l’y replace avant de reboucher le trou. Je n’arrive pas à me résoudre à ne plus admirer chaque jour ses deux ailes bleu outremer battre joyeusement en guise de salut matinal. Baba était un solitaire, comme moi et c’est lui qui m’avait choisi, pas moi ! Je n’y avais même pas pris garde au début, il faisait partie de ces insectes dont on ne se soucie pas une fois qu’on les a chassé de sa vue. Ce n’est qu’un matin que j’ai pris conscience de son intelligence hors norme et je suis quasiment sûre à présent qu’avoir choisi de partager la destinée d’un humain l’a conduit à une mort précoce.
Suis-je fautive pour autant ? N’était-il pas de mon devoir de lui rappeler qu’il avait sans doute d’autres choses à faire que me tenir compagnie et me faire gagner du temps ? Oui, sans aucun doute possible, je suis coupable de cet attachement impardonnable et le reconnaître maintenant ne fera pas revenir celui qui s’avéra un ami fidèle, doux et généreux.
Baba m’accompagnait partout où j’allais dès lors que je mettais un pied dehors ; à la maison, il restait poliment sur le seuil de la porte qu’il avait choisi pour demeure et qu’il enjolivait chaque jour un peu plus. Je n’y prêtais pas plus d’attention que ça, une fois l’étonnement passé. J’aimais le voir foncer sur la porte et s’engouffrer sans hésiter dans le petit trou qu’il avait creusé, cela m’amusait, pourquoi le nier ? Je ne pris la mesure de son intelligence supérieure qu’un jour où je ramassais le linge dans le jardin. Il m’accompagnait, cela n’était pas nouveau sauf que cette fois il participa activement au décrochage du linge en se posant avec délicatesse sur chaque vêtement que je pliais au fur et à mesure. En choisissant ceux de la plus grande taille à la plus petite selon une méthode toute personnelle qu’il n’avait pas manqué d’observer les jours précédant sa décision de participer à une fonction que je ne délègue à personne … J’étais tout simplement ébahie de constater à quel point il savait se poser sur le tissu que je m’apprêtais à décrocher. Je poussai le vice à faire une autre lessive le jour même pour étayer la thèse de son incroyable préscience. C’est ainsi qu’est née une collaboration qui se mua bien vite en véritable intimité car ce bourdon, j’en avais la certitude, lisait dans mes pensées.
Pour preuve, le cadeau qu’il m’a laissée : sa carcasse brillante au pied de la porte-fenêtre et son âme qui a pris corps en moi au même instant, ce formidable bourdon qui ne me quitte plus. Baba était un taureau déguisé en insecte que j’ai couvert d’un linceul composé de quatre pétales de coquelicot.
Pendant l’homélie (un poème de Desnos) un magnifique hanneton couleur émeraude est venu se poser sur mon épaule avant de rejoindre Baba qu’il a emporté avec lui.