Hervé, c'est le grand-père d'une de mes ex. Un bel homme dont la stature était aussi imposante que la voix, la prestance, l'assurance. Il a élevé ses sept enfants avec le même aplomb qu'il a mené sa carrière durant les employés sous sa gouverne à l'usine. Ses enfants avaient tout de même gardé un amour aussi immense qu'inconditionnel pour cet homme qui, tous les soirs leur avait chanté en faussant la même berceuse, chanson qu'ils rechantaient en choeur - en faussant aux mêmes endroits - à chaque Noël, sous les grands rires du grand homme.
Hervé avait gardé de ses années manufacturières son ton autoritaire, ses jugements sans appel et des idées franchement anti-syndicales. C'est dire si on était peu faits pour s'entendre.
Pourtant.
Dès notre premier échange, une affection fraternelle certaine s'était installée entre nous. Je me souviens très bien du silence familial lors de ma première intervention soulignant le bien fondé de l'arrivée de la plupart des syndicats ouvriers. Tout le monde se préparait à une décapitation en règle. Hervé m'avait regardé puis après quelques secondes de silence, m'avait lancé:
- T'as pas tort.
Il répétait avec conviction son dicton : «Vaut mieux avoir tort avec assurance que raison avec hésitation» et le mettait en pratique souvent, ce qui en faisait sourire plus d'un.
On s'est joyeusement côtoyés quelques années avant que je ne fasse une visite d'au revoir. Ce soir-là, Hervé s'était bercé plus fort que d'habitude et gardait le silence entre nos gorgées de bière. Il avait aussi gardé ses verres fumés. On s'était serré les épaules avant de fermer la porte, tous les deux sans mots. Jusque-là, je n'avais jamais cru qu'un jour, je perdrais un grand-père à cause d'une peine d'amour.
Ça m'a pris des années avant de trouver le courage d'aller le revoir. Ce n'était pourtant pas faute d'en avoir envie. Puis, le boulot, l'amour, les enfants, la vie quoi m'a étourdi, mais par personnes interposées, j'ai toujours su que j'étais le bienvenue. J'espérais bêtement aller lui présenter mes enfants cet été. Jusqu'à ce que j'apprenne qu'il s'est écrasé d'un coup, ce matin. Quel con suis-je.
***
Hervé, tu m'as manqué ces dix dernières années. J'aurais tant aimé te revoir une dernière fois. Je m'en veux d'avoir tant de fois remis cette visite à plus tard. Tu vois, j'ai eu tort avec assurance.
Même si tu ne me l'as jamais chantée, ce soir, seul dans mon coeur, je chante «ta» version de cette berceuse.
Ferme tes jolis yeux
car les heures sont brèves
au pays merveilleux
au beau pays des rêves.
Ferme tes jolis yeux
car tout n'est que mensonge
le bonheur n'est qu'un songe.
Ferme tes jolis yeux.