Il semblait tout jeune et passablement apeuré. C’était un petit chat de quelques mois seulement, au pelage noir et blanc. Pauline fut la première à s’approcher et à le caresser. Aussitôt, il se frotta contre ses jambes et avant que quiconque eût pu parler, elle l’avait déjà pris dans ses bras. Visiblement, il n’y avait plus rien à dire, les choses s’étaient faites d’elles-mêmes : le chaton était adopté. On redescendit à la cuisine, on alluma de nouveau la lampe Camping-Gaz et on donna du lait à l’affamé, qui ne s’occupa plus de personne et se mit à boire sans demander son reste. A la fin, quand il fut bien désaltéré, on lui donna quelques petits morceaux de saucisson, puis on fit plus ample connaissance. Mais Pauline avait beau lui demander d’où il venait, il ne répondait pas, préférant sans doute conserver ses secrets pour lui. C’est que les chats sont ainsi, un peu distants, un peu énigmatiques. Celui-ci, tout en se léchant la patte, faisait mine de ne pas entendre les questions qu’on lui posait. Il marquait ainsi une distance avec ses hôtes. Il se pourrait qu’il acceptât un jour leur amitié, mais en attendant il n’avait pas l’intention de devenir leur chose, leur objet, pour un peu de lait qu’on lui avait donné, même si en effet il en avait eu bien besoin. Une fois qu’il eut terminé sa toilette, il resta ainsi, le regard fier et lointain, histoire de signifier clairement qu’il était de race noble et qu’il convenait de le traiter en conséquence. Les enfants étaient en admiration devant cette minuscule boule de poils et la mère, elle, se remémorait intérieurement les vers que Baudelaire avait consacrés aux chats et qu’elle avait appris autrefois dans des temps meilleurs :
Ils prennent en songeant les nobles attitudes
Des grands sphinx allongés au fond des solitudes,
Qui semblent s'endormir dans un rêve sans fin;
Leurs reins féconds sont plein d'étincelles magiques
Et des parcelles d'or, ainsi qu'un sable fin,
Etoilent vaguement leurs prunelles mystiques.
A la fin, il fallut quand même bien aller se coucher. On crut que le chaton, à qui on avait remis du lait, allait rester tranquillement à la cuisine, mais il en décida tout autrement. Dès qu’ils montèrent, il les suivit à l’étage et s’invita d’autorité dans la chambre de Pauline. Il aurait fallu dire non, évoquer des raisons d’hygiène, mais la mère était trop attendrie par ce petit chat tombé du ciel pour émettre la moindre objection. Elle laissa donc faire, ce qui n’était certes pas un bon principe d’éducation, mais bon, il y avait des circonstances atténuantes. Après tout, les enfants avaient bien besoin d’un peu de tendresse. Si ce petit animal pouvait leur en donner, pourquoi pas après tout. Et puis, si on le laissait à l’extérieur de la chambre, il risquait de griffer les portes, ce qu’elle voulait quand même éviter par respect pour cette amie à qui elle avait « emprunté » la maison. Elle accepta donc que le chat dormît avec Pauline et justifia sa décision par la crainte des dégâts que l’animal pourrait occasionner. Au fond d’elle-même, cependant, elle savait que ce n’était là qu’un prétexte et qu’elle voulait surtout faire plaisir à sa fille.
Le jour suivant, quinze juillet donc, fut une journée calme ainsi que les suivantes. On se levait vers neuf heures, on prenait le petit déjeuner (ou, s’il n’y avait plus de pain, on descendait d’abord à La Courtine pour s’en procurer chez le boulanger et on en profitait pour effectuer quelques achats chez les commerçants) puis on ne faisait plus rien du tout. La mère rangeait un peu la maison et s’étendait ensuite dans une chaise longue sur la terrasse. Elle devait réfléchir à leur situation et à la manière dont les choses allaient évoluer, mais elle ne disait jamais rien aux enfants, sans doute pour ne pas les inquiéter. Même si elle se rendait bien compte que leur présence en ce lieu ne pouvait durer éternellement, elle devait se dire qu’ils avaient bien mérité quelques jours de vacances et d’insouciance après toutes les péripéties qu’ils venaient de traverser. Qu’ils en profitent, car le destin seul savait de quoi demain serait fait.
Pauline, elle, jouait avec son chat, qu’elle avait baptisé Azraël à cause de la bande dessinée des Schtroumpfs. Azraël, c’est le chat du sorcier Gargamel et comme elle aimait bien les contes un peu fantastiques, elle avait l’impression qu’en donnant un tel nom à son petit minet, celui-ci ne manquerait pas de manifester des pouvoirs surnaturels. Un jour, elle avait remarqué qu’il observait avec attention une motte de terre, surgie mystérieusement au milieu de la pelouse pendant la nuit. Intriguée, elle interrogea sa mère qui lui expliqua qu’il s’agissait là d’une taupinière et que sans doute son chat avait senti la présence d’un animal dans le sous-sol. La petite décida donc de l’aider dans son travail de chasseur et elle se mit en devoir d’éventrer toutes les taupinières des environs. Le problème, c’est que dans la grande prairie qui entourait la maison, il y en avait bien une cinquantaine et cela l’occupa déjà un bon moment avant de les détruire toutes. Mais le lendemain les taupes, qui manifestement n’étaient pas en vacances, elles, et qui ne chômaient donc pas, avaient reconstruit les cinquante taupinières, soit au même endroit, soit un peu plus loin. Le chaton ne savait plus où donner de la tête et il allait renifler d’un air perplexe tous ces mystérieux monticules. Il ne semblait pas comprendre comment des bêtes pouvaient vivre là en-dessous et il avait manifestement décrété que des créatures aussi étranges ne pouvaient être que des ennemis héréditaires.
Pauline qui, de son côté, n’en finissait plus de s’acharner sur toutes ces taupinières, n’était pas loin de penser la même chose, tant ces créatures diaboliques semblaient invincibles. Elle changea donc de tactique : elle ne se contenta plus de culbuter ces mottes de terre d’un coup de pied, mais elle se mit à les écraser systématiquement et à les aplatir à coups de pelle avant de les piétiner sauvagement avec ses bottines. En rebouchant ainsi les galeries, elle espérait décourager les taupes, qui n’auraient qu’à aller élire domicile ailleurs. Le chat la regardait faire, conscient qu’il avait trouvé là une alliée bien utile dans la lutte acharnée qu’il menait contre ces bestioles de l’ombre. Celles-ci étaient d’ailleurs tellement fourbes qu’elles ne se montraient même jamais au grand jour. Malheureusement, une semaine se passa ainsi sans que ni lui ni elle n’attrapassent la moindre taupe. Les monticules de terre, eux, par contre, se multipliaient à l’infini et on aurait dit que la grande prairie s’était transformée en chantier de terrassement. Découragée mais néanmoins combative, Pauline en venait à imaginer des solutions plus radicales. Elle pensait à ces fusées d’artifice du quatorze juillet et se disait qu’elles auraient été bien mieux employées si on les avait introduites dans les galeries des taupes plutôt que de les lancer dans le ciel pour faire joli. Oui, elle pourtant si douce et si pacifique, c’était carrément à l’utilisation d’explosifs qu’elle pensait pour parvenir à éradiquer ce problème des taupes dont elle était bien la seule, avec Azraël, à s’inquiéter.
L’enfant, de son côté, ne se souciait guère de tout cela. Une fois le déjeuner terminé, il disparaissait jusqu’au soir. Fier de ses douze ans qui approchaient, il prenait certaines libertés avec l’autorité parentale, laquelle se réduisait il est vrai à la seule présence de sa mère. Or, ces derniers temps, la pauvre avait tendance à se montrer particulièrement conciliante. Il faut dire que son fils l’avait tellement aidée dans toutes les aventures traversées qu’elle ne le considérait plus vraiment comme un enfant mais plutôt comme un jeune adulte. C’était sans doute un peu exagéré, mais bon, les événements qu’ils venaient de vivre avaient distribué autrement les rôles de chacun. Elle ne lui reprochait donc pas d’aller explorer les forêts avoisinantes car elle savait qu’il trouvait dans ces randonnées un plaisir certain. Il empruntait des chemins de terre, escaladait des collines, s’aventurait dans les bois, les parcourait en tous sens, quittait les sentiers pour couper à travers tout et finissait par s’étonner lui-même de retrouver la maison alors que le soleil déclinait déjà. Et que faisait-il dans ces bois ? Et bien, il marchait pardi. Il marchait et marchait encore. Il observait aussi. Les oiseaux, par exemple, qui chantaient dans les branchages et qui se taisaient à son approche, les écureuils aussi, qui escaladaient les troncs dès qu’ils l’apercevaient, ou encore les lapins, qui détalaient au moindre bruit. Le jeu consistait donc, soit à s’approcher le plus près possible sans se faire voir, soit à rester suffisamment immobile pour que tous ces animaux en arrivassent à oublier sa présence. Ils se remettaient bientôt à leurs activités habituelles comme si de rien n’était. Alors, c’était un plaisir de voir les oiseaux nourrir leurs petits, les écureuils gambader dans le sous-bois et les lapins grignoter les jeunes feuilles à la couleur vert tendre.
Un jour qu’il parcourait ainsi le pays en tous sens et alors qu’il était enfoncé dans une forêt particulièrement profonde, il crut entendre de la musique. Cela paraissait tout à fait incroyable ! Pourtant, plus il avançait en direction d’une clairière qu’il devinait à travers le feuillage, plus il lui semblait percevoir des notes. Était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Non, ce n’était pas possible… En tout cas ce n’était pas le vent puisqu’il n’y en avait pas. Aucun souffle ne faisait bouger les feuilles et la chaleur caniculaire était d’ailleurs vraiment accablante. Il s’approcha donc lentement de la fameuse clairière et là, dissimulé dans les fourrés, il vit la plus belle chose qu’il lui eût jamais été donné de voir.