J’ai été invité à Dublin pour faire office d’examinateur extérieur à Trinity College. Pour une filière d’informatique et de traitement des langues. Ils ont ce système, en Irlande, comme ailleurs peut-être – mais pas en France (!) - qui consiste à faire venir de l’extérieur des gens pour évaluer ce qu’ils font, et notamment la teneur des examens qu’ils font passer. Pas bête comme pratique. J’imagine qu’en France, un truc comme ça, ce n’est même pas envisageable, c’est bien connu, on se suffit à soi-même, n’est-ce pas ? et puis il faudrait encore payer. Vous vous rendez compte ce que ça coûte faire venir un étranger pour chaque discipline qui existe, il faut lui payer le voyage, l’hébergement, le repas du soir et l’inviter à un lunch le jour de la réunion du jury. Enfin bref, me voilà à Dublin. J’aime cette ville. La seule capitale européenne qui soit reposante. Les plages sont à un quart d’heure de train, cette ligne de train – le DART – qui fait le tour de la baie, et vous emmène jusqu’à Bray et Greystones d’un côté, Howth de l’autre. Elle passe par des lieux mémorables comme le fameux stade de Lansdowne Road, et Sandycove, où je suis allé cet après-midi, célèbre for what ?
Pour la tour de Martello, cette tour où commence la journée décrite par Joyce dans Ulysse. Je n’avais jamais bien compris cette scène « En majesté, dodu, Buck Mulligan émergea de l’escalier, porteur d’un bol de mousse à raser sur lequel un miroir et un rasoir reposaient en croix. Tiède, l’air matinal soulevait doucement derrière l’homme une robe de chambre jaune dénouée à la taille. Elevant haut le bol, il entonna : - Introibo ad altare Dei. » Ceci est la nouvelle traduction en Français, celle qui est sortie en 2004, menée par tout un aréopage d’universitaires et d’écrivains sous la houlette de Jacques Aubert. Elle est beaucoup plus vivante et sans doute plus proche du texte original – par le travail de la langue, les traducteurs ont su notamment introduire des mots-valises pour exprimer les néologismes joyciens, comme « chaudememmitouflé », par exemple, pour une personne (ou une statue) emmitouflée dans des vêtements chauds – que la vieille, celle de 1929, à laquelle collabora Valéry Larbaud. Les tours Martello sont des fortifications qui furent construites à partir de 1804, de place en place, le long de la côte entre Dublin et Greystones, celle de Sandycove avait été louée une bouchée de pain par un ami de Joyce. Au premier étage, on a reconstitué la pièce où les trois compères dormaient, dont le hamac où dormait Haynes (l’Anglais). « L’escalier » sus-mentionné est un minuscule et très étroit escalier de pierres qui monte en spirale vers la terrasse fortifiée. Le rez-de-chaussée est aménagé en musée : premières éditions, lettres, portraits etc. Joyce rencontra Nora Bernacle en 1904, il avait vingt-deux ans, elle devait être jusqu’au bout la femme de sa vie. Ils eurent deux enfants, dont une fille, Lucia, qui fut hélas atteinte de schizophrénie. Ulysse ne fut publié qu’en 1922, et grâce aux bons soins de la dame qui dirigeait « Shakespeare et Compagnie » à Paris. Ni les Anglais ni les Américains n’en avaient voulu : on ne badine pas avec la décence, or explorer les détails de toute une journée, par le menu menu, oblige nécessairement à parler de ces moments que la décence paraît-il réprouve, qui consistent pour l’essentiel à s’enfermer dans les toilettes avec un bon journal… Joyce partit assez tôt de son pays pour vivre en différents endroits : Trieste, Paris, Zürich, et même une courte année un village près de Vichy, au début de la guerre, il y attendait un visa pour gagner la Suisse, mais vainement semble-t-il, ce qui ne l’empêcha pas d’aller en Suisse avec sa famille, à cette époque le gouvernement helvétique demandait… un état des finances des candidats à l’immigration pour s’assurer qu’ils ne resteraient pas à charge des hôtes ! on voit ainsi une lettre de déclaration de fortune à destination des autorités zürichoises. Il devait avoir triché un peu si on en croit d’autres lettres où il se plaint amèrement de sa situation matérielle, il se plaint notamment quand il est à Paris (beau quartier, près de la Tour Eiffel) auprès de son père. Il lui met les points sur les « i » des fois que le paternel s’imagine que le fiston roule sur l’or, eh bien non Pappie (c’est comme ça qu’il l’appelle) ne te fais pas d’illusion, je suis probablement moins riche que toi.
Ainsi l’Irlande, c’est chouette : on peut y lire Joyce, et entrecouper sa lecture de ruminations. Je me demande dans quelle mesure le pari joycien est tenable jusqu’au bout : exprimer le fameux « flux de conscience » de toute une journée sans rien rater. Si on est complètement honnête, cela signifie que forcément on doit retranscrire toutes les pensées qui nous passent par la tête, y compris les plus inavouables. Il ne faut pas craindre la censure du « politically correct ». Noter en fait que cette censure se manifestait à l’époque de Joyce pour tout ce qui touchait à pipicaca, enfin, dit savamment, aux mouvements et substances organiques issues du corps, cela de nos jours serait sans doute accepté (et l’est objectivement, il n’y a parfois qu’à écouter certaines radios ou chaînes télé pour s’en rendre compte). Ce qui gênerait aujourd’hui ce serait les pensées dites déplacées à propos du physique des personnes. Or, on en a tous, pas vrai ?
Je suis assis dans le DART au retour de ma ballade en bord de mer. En face de moi, en diagonale, une dame, la cinquantaine, qui gratte allègrement ses cuisses nues sous sa jupe, et qui jongle avec son portable, gloussant et se trémoussant, un appel chassant l’autre. A côté une fille aux longs cheveux, dont je ne verrai jamais les yeux, qui lit un livre en polonais. En face des hommes en costard, tous ont leurs oreillettes dans le coin des oreilles, ils sont tous aïe-podés en quelque sorte et ne lâchent les écoutilles que lorsque leur portable à eux sonne à son tour, allo, no, I am still not engaged…. Yes, exactly, this week end, l’autre à côté : I have two programs presently, yes I have problems with them. Depuis que je me suis légèrement laissé pousser la barbe, je suis frappé de ce que les hommes de mon âge (ou à peu près) se ressemblent. Ces poils de trois jours, aux trois quarts blancs, censés vous donner l’allure d’un baroudeur, tu parles, ça ferait beaucoup de baroudeurs dans le monde, mais on a au moins ça pour se reconnaître. C’est un peu la honte, quand même. Je descends à la station Pearse. On m’a dit que la rue qui longe Trinity College est parcourue par Bloom, je n’ai pas encore trouvé le passage. Je n’avance pas vite.
Le retour à Trinity me remet sur le thème des études. J’ai demandé à mon collègue Carl V. si les frais d’inscription étaient chers à l’université. En fait, les étudiants paient mille euros pour l’inscription proprement dite et le gouvernement paie les charges diverses…. Mais si l’étudiant échoue, il doit rembourser ! ce qui lui fait sept mille euros à rembourser… Y a intérêt à réussir dans ce pays… Moi, dans mes ruminations, j’avais pensé autre chose, car c’est vrai, et tout le monde me le dit ici, il faut bien que les Français résolvent la crise de leur université. L’Etat pourrait payer les études des étudiants (comme en Irlande) mais il se ferait rembourser par un impôt particulier qui serait payé par les ex-étudiants ayant trouvé un travail grâce à leurs études, et au prorata bien entendu du salaire qu’ils touchent, cela me semblerait plus juste. Quel système préférez-vous ? J’ai encore une nuit à passer à Trinity avant de rendre mon rapport….