On peut étudier la langue de différentes manières. On peut prendre des corpus de textes monstrueux et chercher à décrire comment sont faites les phrases, les expressions, les mots. On dira par exemple : telle langue possède un modèle de formation de question déterminé, telle langue possède plus de deux valeurs à son trait de nombre (le duel en plus du singulier et du pluriel par exemple), telle langue ne possède pas de flexion sur les mots (le chinois par exemple), ou bien telle langue ne possède que deux temps, et en tout cas pas le futur et ainsi de suite et on peut s’arrêter là. Ou bien, prenant acte de ces observations, on peut dire aussi : mais, après tout, notre langue est d’abord dans notre esprit et elle joue un rôle dans son fonctionnement. Aristote en son temps l’avait bien dit : qu’est-ce qu’une langue si ce n’est un moyen d’apparier son et sens ? En termes modernes on dirait : une manière d’assurer un lien entre des modules distincts de l’esprit humain. La langue devient alors un système biologique et on se propose de l’étudier comme tel. On s’est souvent mépris sur ce que Chomsky nomme « Grammaire Universelle » (terme peut-être impropre d’ailleurs), on a pensé y voir une sorte de grammaire commune à toutes les langues, qui serait en ce cas un dénominateur commun, un ensemble d’universaux au sens traditionnel du terme. Or, ce que Chomsky conçoit par là, ce serait plutôt un dispositif commun à tous les membres de l’espèce humaine (mais propre à chacun de nous) au même titre que le système de la vision ou celui de la locomotion. Ce système est déjà là, présent au moment de la naissance, puis il se développe à condition qu’il rencontre des conditions environnementales satisfaisantes. Pourquoi alors les langues possèdent-elles une telle diversité ? Le linguiste du MIT a l’audace de suggérer que cette diversité ne serait qu’apparente et résulterait des nombreux choix possibles en matière d’externalisation de cette faculté de langage. C’est que notre espèce n’a pas la chance d’être télépathe. Le langage doit passer par le canal étroit de nos dispositions articulatoires et phonétiques. Ces dernières exercent des contraintes de formes variées. Ainsi la langue des signes est-elle débarrassée des contraintes particulières dues au système vocal étroitement séquentiel (un son après l’autre, et en essayant de réduire l’effort que commettent nos mandibules à articuler des sons parfois éloignés), il en résulte une organisation linguistique (remarquablement stable d’ailleurs d’une langue des signes à l’autre) très différente de celle des langues vocales. Porter donc l’accent sur la diversité extrême des langues, c’est pour Chomsky se laisser abuser, c’est accorder plus d’importance à l’accident qu’à l’essence. Peut-on étudier ce système du langage lui-même ? autrement dit ce système mental sous-jacent à toutes les réalisations possibles ? C’est là quelque chose de difficile puisqu’on ne connaît que ces dernières…
D’où la nécessité d’hypothèses fortes qui serviront de principes méthodologiques permettant de nous guider dans cette exploration. Par exemple on partira de l’idée que le cerveau humain privilégie en principe les solutions les plus simples, c’est-à-dire en l’occurrence les modes opératoires les plus directs. Pourquoi « can eagles swim ? » et pas « eagles swim can ? ». Dans une telle phrase (la première), « can » sert deux fois, d’abord à intervenir sur le verbe « swim » (il le modalise en quelque sorte), ensuite à marquer qu’il y a question. Dans une phrase affirmative, on aurait « eagles can swim » : le modal (ou l’auxiliaire, ou l’inflexion) est juste devant le verbe. Dans l’interrogative, il s’est déplacé : c’est à cela qu’on fait la différence entre les deux modes. Mais autre chose aurait pu tout aussi bien se déplacer, par exemple le nom, comme dans la deuxième proposition. Seulement voilà, dans la structure hiérarchique de la phrase, c’est l’inflexion (« can ») qui se trouve le plus proche d’une position- « clé » en tête de la phrase. La recherche du déplacement minimum conduira donc à préférer une solution à l’autre.
La conférence donnée par Chomsky samedi matin au campus des Cordeliers (rue de l’Ecole de Médecine) tournait autour de ces questions. Chomsky y a mis l’accent sur la complexité « computationnelle », que nous cherchons à réduire. Celle-ci se trouve parfois en conflit avec une autre complexité, qu’on pourrait appeler « complexité communicative », mais étrangement dans de tels cas, c’est l’objectif de réduction de la première qui prend le dessus. Par exemple, il est observé régulièrement dans les langues que des éléments sont interprétés à diverses places. Par exemple, dans « quel livre crois-tu que Jean a acheté ? », « quel livre » est interprété en début de phrase, là où sa position indique qu’il s’agit d’une question, mais est aussi interprété à la position qui se trouve à droite de « a acheté » car il s’agit d’une question sur l’objet de l’achat, et pas sur le sujet. Mais une seule de ces deux positions conduit à une prononciation effective. Il s’agit là d’un principe d’économie régissant notre système de production langagière. Il peut entrer en contradiction avec un impératif communicationnel : si beaucoup de positions en viennent à être ainsi « non prononcées », il peut en résulter des lectures difficiles voire ambiguës mais c’est ainsi… Comme si, finalement, la finalité du langage n’était pas tellement la communication !
Les lecteurs auront remarqué que dans ce billet, j’ai tendance à utiliser indifféremment les mots de « cerveau » et « d’esprit ». C’est que, pour Noam Chomsky, il s’agit en réalité d’une entité toujours hybride. Il y a des articles très intéressants où il traite du problème des rapports entre sciences, et notamment biologie et linguistique. Une vision simpliste consisterait à tenter une « réduction » de la seconde à la première, mais de telles vues réductionnistes, on l’a remarqué dans le passé à propos de la physique et de la chimie, ou bien de la physique et de la biologie, ne marchent pas. Chaque fois qu’il y a eu tension aux frontières des disciplines, on a vu en réalité opérer une sorte d’unification : la manière de concevoir les entités de chaque niveau se trouvait affectée. Ainsi Chomsky parle-t-il usuellement dans ses écrits d’une entité mixte « esprit / cerveau » (the mind / brain).
Beaucoup l’auront constaté au cours de cette visite de Chomsky à Paris : il est difficile d’établir un lien entre le Chomsky linguiste et le Chomsky théoricien du politique, les deux entreprises sont parallèles et n’ont que de rares points de rencontre (si ce n’est la notion de « fait » sur laquelle il faudra revenir), mais il est à mon avis indispensable de connaître l’essentiel des idées scientifiques de Chomsky si on veut parler de lui d’une manière autorisée (ce que ne font pas nécessairement la plupart des journalistes. Espérons que les responsables de l’émission de télé de ce soir auront fait l’effort… !)
Noam Chomsky, le 29 mai à 11h - copyright Alain L.