Carrouf’, le chef de rayon et un quart de lune

Publié le 01 juin 2010 par Sophielucide

Chap.1.

La nature inquiète de Milo nourrissait depuis le matin une angoisse qui n’avait fait qu’augmenter au fil de la journée, aussi l’annonce familière prononcée au micro par sa collègue Edmonde et faisant part de la fermeture imminente du magasin le faisait maintenant suer à grosses gouttes. Une fois les rayons vidés de ses habituels clients, ce n’était pas l’ampleur de la tâche qui l’attendait qui le contrariait  mais bien cette convocation trouvée dans son casier.

Il avait beau eu cherché une quelconque raison à l’entretien avec monsieur Maurelle, il n’en trouvait aucune. Milo était ce qu’on appelait un employé modèle, ponctuel, jamais malade, toujours prêt à remplacer au pied levé un collègue dans n’importe quel rayon dont il connaissait chaque recoin, au point qu’un seul coup d’œil lui suffisait généralement pour s’apercevoir que telle étagère manquerait sous peu de tel produit qu’il allait consciencieusement chercher en réserve  sans qu’on aie à le lui faire remarquer. Il entretenait des rapports chaleureux tant avec ses collègues qu’avec les clients qui l’interrogeaient souvent sur l’efficacité d’un nouvel article ou la provenance d’un légume, d’une viande ou tout autre aliment vendu dans les rayons. Il n’ignorait même pas une certaine condescendance à son égard car, en tant qu’ « ancien » il ne montrait ni la lassitude ni l’ennui  propre à ce métier. Au contraire, il enfilait sa blouse fraichement repassée chaque matin avec le même plaisir renouvelé : il aimait rendre service, tout simplement et savait calmer le plus récalcitrant des clients de son supermarché. Il sourit en pensant à monsieur William, un de ses habitués, toujours prêt à le prendre à défaut. C’était devenu une sorte de jeu entre les deux hommes ; pas plus tard que la veille,  ce dernier avait tenté de coincer Milo en lui prouvant à renfort d’équations algébriques, que le prix des ampoules basses consommation vendues par lot de deux ne respectait pas le prix au kilo indiqué à titre d’information sur l’étiquette.  Tous deux étaient partis dans une joute verbale qui avait duré pas loin d’une demi-heure, sous les yeux effarés de Maria, la caissière rousse au décolleté plongeant qui semblait en pincer pour Milo. Elle tenta vainement de calmer le jeu en déboutonnant sa blouse rose, en vain ; les deux protagonistes semblaient plus intéressés par la rhétorique que par les charmes par trop évidents de la jeune femme aux yeux violets.

Ce petit rappel suffit à Milo pour retrouver le sourire et comme il n’avait rien à se reprocher et même s’il redoutait que l’entretien avec Maurelle ne s’éternise, il fit front et, se débarrassant tout en marchant de sa blouse qu’il mit en boule au creux de sa main, il se dirigea vers la porte vitrée du bureau offrant une vue imprenable sur le magasin. Cette perspective mit du baume au cœur de notre employé modèle qui n’avait eu jusqu’ici que très peu d’occasions d’admirer son lieu de travail sous cet angle.

« - Entrez, mon bon Milo, entrez, prononça Maurelle de sa voix mielleuse qui généralement n’augurait rien de bon.

-   Monsieur Maurelle…

-   Voilà, je n’irai pas par quatre chemins, voulez-vous un verre de rhum ? C’est une nouvelle marque qu’un représentant est venu me proposer ce matin, nous allons y goûter, vous voulez bien ? Mais asseyez-vous, mon vieux !

-   Euh, du rhum ? Je ne suis guère amateur de cette boisson exotique, je dois dire…

-   Allons, détendez-vous ! Tenez, allez, cul sec ! C’est un rhum vieux….Hum ! Fameux, ne trouvez-vous pas ? Mais trop cher pour nos clients… Je vais garder la caisse pour chez moi… Je vous mets une bouteille de côté ? Je vous fais un prix, il va sans dire…

-   Non merci, comme je vous l’ai dit, je ne bois pas.

-   Savez-vous, cher Milo, que cette perfection affichée n’est pas sans m’agacer par moment ? C’est vrai quoi ! Je ne vous ai jusqu’ici jamais adressé le moindre reproche, pensez à vos collègues, mettez-y un peu du vôtre que diable !

-   Mais…

-   Ne faites donc pas cette tête, je blague, évidemment ! Ne changez rien ! Vous êtes le pilier de notre supermarché, je dirais même plus, vous êtes l’âme de ce site ! Mais venons- en au fait : voilà, il a été décidé en haut lieu de récompenser chaque mois le meilleur d’entre nous, oh je sais ce que vous pensez et croyez-moi, je pense comme vous ! Cette américanisation à outrance finira par avoir raison de nos coutumes plus franchouillardes, mais que voulez-vous, nous devons nous soumettre aux lois de la globalisation, c’est ainsi…

-   C’est-à-dire, je ne fais que mon métier et une récompense me mettrait mal à l’aise vis-à-vis de mes collègues, justement…

-   Taratata ! tout le monde vous aime ici et personne n’y verra rien à redire ; donc c’est demain soir, je sais que vous n’aimez ni la fantaisie ni les surprises, c’est pourquoi je tenais personnellement à vous informer de la petite sauterie qu’on vous prépare, entre nous, hein…

-   Soit.

-   Vous vous souvenez que c’est demain justement que nous fermons plus tôt en raison de l’inventaire…

-   Oui

-   Et bien à demain Milo, et vous verrez, vous ne serez pas déçu, je dois dire qu’on ne s’est pas foutu de vous, pour une fois…

-   Pardon ?

-   Je veux dire que le prix remis sera à la hauteur de tous vos sacrifices, ne niez pas Milo, je sais bien que vous ne comptez pas vos heures, vous l’avez bien mérité, le plus difficile pour moi sera de trouver le prochain prétendant au titre. Bonsoir Milo et à demain, de bonne heure et de bonne humeur…hahahhaha

-   Euh, oui, au revoir monsieur Maurelle. »

Milo passa le reste de sa soirée, partagée entre les rayons familiers et son petit appartement à s’interroger sur ce prix mystérieux ; il pria pour qu’il ne s’agisse pas d’un week-end dans un de ces centres bruyants où les familles mal élevées se pressaient à faire du sport… « Quelle horreur ! » frissonna-t-il devant le micro-onde  mis en marche pour chauffer cette soupe, nouvellement arrivée sur un étal et qu’il avait considéré longuement avant d’y porter son choix pour le repas du soir… Il soupira avant de grimacer : le potage insipide avait un goût métallique. Il repoussa son assiette et s’assoupit sans tarder devant la télé qu’il allumait par habitude en coupant le son.

(À suivre)