Vingthuit

Publié le 01 juin 2010 par Rafetnol
C'est la deuxième fois que je viens à New York. La première fois c'était avec lui. C'était comme un voyage de noces, sans que l'on soit marié ni même que l'on habite simplement ensemble. On voulait fêter notre relation, notre amour - mettez là le nombre de fleurs qui vous conviendra. On avait choisi New York parce que c'était pour nous deux La Ville. Elle nous ressemblait dans sa luxuriance, sa géographie rectiligne, ses quartiers bien rangés et en même temps l'incohérence poussée jusqu'à l'absurde, d'avoir rassemblé en un seul lieu un condensé de tout ce qui existe sur terre.
La première fois que je suis allée à New York, j'en suis revenue seule. On devait passer un mois sur place. Il n'a pas voulu rentrer. C'était plus facile pour lui. Et trente ans après je lui cherche des excuses encore. Aujourd'hui je reviens à New York seule. Mais je suis attendue par un parterre d'adorateurs qui veulent me remettre un de leurs lifetime achievment award. What do you know about that huh? Mes livres marchent bien ici aux Etats Unis. Et tout ce à quoi je pense c'est lui. J'ai été incapable d'écrire plus de trois lignes pour mon discours dans l'avion. Chaque fois que je commençais quelque chose je finissais par parler de lui.
Finalement, je ne suis pas allée à la cérémonie. Arrivée à l'aéroport, j'ai filé à mon hôtel, j'ai branché mon portable sur le wifi et j'ai cherché sa trace. J'ai trouvé une adresse et j'ai pris un taxi pour m'y rendre. J'avais l'impression que mon coeur allait exploser, que ma poitrine était trop petite pour le contenir. Le taxi m'a déposée en bas du même immeuble où nous avons habité voilà trente ans, dans Brooklyn Heights. Je suis montée, j'ai sonné et une dame de mon âge m'a ouvert. Elle n'avait pas l'air surprise de me voir sur son palier. Elle m'a invité à entrer, m'a mise à l'aise et m'a offert une bière et on a parlé. De lui bien sûr.
Il est mort il y a un peu plus de dix ans, d'une crise cardiaque, dans son sommeil, à côté d'elle. En dormant, il disait mon nom, puis son coeur s'est arrêté. Elle me raconte qu'il n'a jamais cessé de penser à moi, qu'il me comprenait de n'avoir pas voulu rester ici avec lui. Elle me raconte qu'il a toujours été bon avec elle, qu'il lui a donné trois enfants, trois garçons qui lui ressemblent. Qu'il a été un bon père pour eux. Je passe la nuit près d'elle à l'écouter me raconter cet homme que je ne connaissais plus. Le matin je suis retournée à l'hôtel, j'ai pris ma valise et je suis allée à l'aéroport prendre le premier avion qui me ramènerait à Paris. Dans l'avion, j'écris ceci et je vais m'atteler à cette lettre d'excuse que je dois envoyer à l'académie.
****Written whilst listening to David Sylvian's Scent of Magnolia
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