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L’ère de Oiseau

Publié le 02 juin 2010 par Jlhuss

238-aigle-wallfizz.1275377069.jpg« Notre peuple comptait autrefois le temps selon l’Oiseau. Dans nos annales on peut lire par exemple: « C’est en 220 avant l’Oiseau  que débuta la Guerre  du lac », ou : « Le volcan  dévasta Manguin en l’an 54  de l’Oiseau. »

« L’Oiseau avait surgi dont ne sait quel ciel, un soir de printemps doux. Il s’était posé splendide à Manguin, devant la hutte du chef, qui, l’ayant nourri et caressé, crut habile de lui confier la clé de l’île dans l’idée d’un pacte fructueux  avec les Puissances des Cimes. L’Oiseau aurait alors, dit la légende, poussé un de ces cris vertigineux qui scellent les destins.

« Le Pacte de l’Oiseau amena le pire temps de notre histoire. Dès la fin de l’hiver, le rapace  prenait son envol des sommets embués et fondait sur nous malheureux, qui pleurions la lumière d’avant son ombre, la musique d’avant son cri, la paix d’avant sa quête vorace sur nos têtes. Il s’abattait sur un enfant et les cris des mères n’y pouvaient rien. Les hommes tiraient des flèches qui se perdaient, aspirées par les courants jusqu’aux nuages qu’elles perçaient, et la pluie s’en suivant fertilisait la terre. Les autres pièges et ferrements pour tuer l’Oiseau restaient également vains. Le chef en proscrivit d’ailleurs l’usage, et le dogme s’établit peu à peu que la mort de l’Oiseau serait plus funeste que sa présence. On se mit à le vénérer.

« On ignorait ce qu’il advenait des enfants emportés. Déposés dans l’aire sans doute, dévorés sur une corniche à des altitudes impossibles. Certaines mères pourtant croyaient reconnaître leurs petits dans les volatiles novices qui suivaient parfois l’Oiseau, comme en apprentissage de la douleur, avant d’essaimer peut-être vers d’autres pays.

« Trois saisons de l’année saignaient ainsi notre race. Les femmes concevaient en avril afin d’accoucher à l’entrée de l’hiver, dès que l’Oiseau entrait dans son sommeil, maigre sursis pour la progéniture. L’hiver était devenu la saison bienveillante ; en dépit du froid le blé blond s’y moissonnait, les fruits dorés s’y cueillaient, la rêverie des hommes s’y berçait après les tâches. C’était comme le monde à l’envers, et le sort de notre peuple aurait pu se poursuivre ainsi, pour les siècles des siècles de la résignation.

« Rien ne signala l’élection de Noïam, dernier enfant vivant d’un couple de cueilleurs au verger sud. C’était un garçon solitaire, taciturne et frêle. Il arrivait à ses six ans, et d’aucuns s’étonnaient que l’Oiseau eût épargné jusque là cette proie facile. Rien non plus ne signala que ce matin de l’été 432 allait être pour nous le dernier de l’ère de l’Oiseau.

« Noïam, depuis le lever du soleil, se tenait assis sur la grosse pierre plate au centre de la place, jouant aux osselets, un œil sur les hauteurs du ciel.  La veille il avait dit à ses parents : ‘Demain j’honorerai l’Oiseau. Vous serez fiers de votre fils.’ L’Oiseau fondit à son heure, enserra l’enfant qui s’offrait, l’emporta d’abord vigoureusement. Mais peu à peu, comme si la proie s’appesantissait, on le vit qui peinait, brassait l’air de ses ailes immenses sans plus assurer son essor. Bientôt il perdit de l’altitude, tombait, mètre après mètre, se débattant, impuissant à lâcher la prise fatale qui s’agrippait sous son ventre. Finalement l’oiseau s’abattit avec l’enfant dans le lac au pied du volcan avec un cri terrible de fin du monde.

« Mais le monde a continué. D’abord cahin-caha, secoué de soubresauts après une si longue servitude. Puis, lentement, de faux sorciers en douteux prometteurs, nous avons réappris l’art difficile d’être libres, c’est-à-dire un peu seuls sur la terre, patients sans renoncement, laborieux sans avidité, lestés sans pesanteur, soumis  aux devoirs raisonnables : heureux autant qu’il est humain, comme tu nous vois.

« Voilà, ami, avec le secret de cette paix qui t’étonne, l’origine du calendrier de notre peuple, et pourquoi ce lac est sacré. Aux tiens tu pourras dire que tu as rencontré le prince du Manguin en son palais de terre sèche, le deuxième jour de la première lune d’hiver de l’an 261 après Noïam. »

Arion

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