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Carrouf’, le chef de rayon et le 1/4 de lune

Publié le 02 juin 2010 par Sophielucide

2. Maurelle avait raison sur un point : Milo n’aimait pas les surprises et fuyait toute forme de fantaisie dans sa vie.  Aussi, le lendemain, prit-il un peu plus de temps que nécessaire à élire les vêtements de ce grand jour dans sa modeste garde-robe : jean et polo ou pantalon et chemise ? Milo ne savait pas choisir la manière de se vêtir ; s’il n’avait tenu qu’à lui, il s’en serait tenu à sa chère blouse bleue marine, portée sur un jean. Devait-il se mettre en frais ou jouer l’étonné, pris par surprise dans une tenue ordinaire ? Au diable ce Maurelle qui avait vendu la mèche ! Sans son information énigmatique, Milo aurait déjà pris son petit déjeuner au lieu de se perdre en circonspections oiseuses…

Finalement, il décida de ne rien changer à ses habitudes et avala à la hâte le bol de café noir refroidi, incapable d’avaler le moindre morceau et décida de parcourir à pieds les deux kilomètres et demi qui le séparaient de son lieu de travail. Il ne prêta même pas attention au bus qui ralentit à sa hauteur en jouant du klaxon ;

La journée s’étala péniblement, comme du beurre dur sur du pain de mie. Les gloussements de ses collègues féminines l’insupportèrent au point qu’il prit seul son déjeuner durant la demi-heure de pause, sur le parking du supermarché. Il  évita même monsieur William qui parcourait les rayons sans but, le regard perdu, le cabas vide.

Tous les quarts d’heure, la voix sensuelle de Raymonde résonnait dans la grande surface rappelant sans faillir et sans qu’on puisse deviner la moindre lassitude dans la phrase mille fois répétée : « nous rappelons à notre aimable clientèle, qu’exceptionnellement, le magasin fermera ses portes à dix-huit heures ».  Milo se souvint dans un sourire triste son étonnement à la vue de la grosse Raymonde à la voix chantante tout en se réjouissant de n’avoir pas fantasmé outre mesure sur cette illusion vocale. Exactement comme tous ces gens qui, lorsqu’ils découvraient le métier exercé par Milo ne pouvaient s’empêcher  d’y aller de leur hypocrite compassion. Se passer de la lumière du jour dans ce lieu inhumain, subir à longueur d’année l’impatience et l’ingratitude d’une clientèle mal embouchée, se coltiner la publicité psalmodiée fadement et apprendre par cœur des prix qui changeaient tout le temps, c’était, pour la plupart, une vision dantesque, infernale, insupportable et aliénante. Pas pour Milo.

Les cinq années passées dans le magasin, à chacun des postes qu’il avait occupés, l’avaient, à son grand étonnement, apaisé. La monotonie de sa fonction l’occupait tout entier au point qu’il avait réussi à oublier son passé, qu’il considérait désormais bien conservé dans une des innombrables boîtes en fer qu’il manipulait avec précaution toute la sainte journée.  Hermétiquement clos, enfoui au plus profond de la plus inaccessible étagère, insoupçonnable et inatteignable.

A partir de dix-sept heures, Raymonde changea l’annonce, toujours précédée par un insupportable larsen que les clients recevaient tous de la même manière, en plaquant les mains sur leurs oreilles. Le compte à rebours susurré enjoignait maintenant les clients à s’avancer vers les caisses, et Milo à connaître enfin en quoi tenait la récompense promise la veille.

Lorsque le magasin cracha ses derniers occupants, Milo se précipita vers les toilettes où il resta prostré tandis qu’au loin les machines enregistreuses crépitaient frénétiquement. Lorsqu’il ne put faire autrement, il se décida à sortir, se lava longuement les mains en évitant de croiser le regard misérable qu’il devait afficher. Encore quelques minutes et il serait fixé sur son sort ; la perspective du prix dérisoire qu’on lui réservait l’encouragea et dessina, l’espace d’un instant, un sourire méprisant sur un visage qui ne donnait la plupart du temps rien à voir, ni même à deviner.

Les préliminaires de cette grotesque cérémonie de remise des prix se résumèrent à une chanson entonnée par ses collègues alignés le long de l’avenue centrale du supermarket.  «  Il est vraiment, il est vraiment, il est vraiment phénoménal, lalalalala ». Milo, décontenancé, ne réussit pas à sortir le fou rire qui l’étouffait mais faisait courir son regard sur chacun des participants qui feignait parfaitement la camaraderie la plus sincère. Il se demanda même un instant s’il n’était pas victime d’un de ces jeux où l’on cache une caméra à seule fin d’humiliation, mais non, apparemment cette mascarade  organisée à son insu partait d’un bon sentiment.  Un bouchon de champagne qui s’avéra finalement une Clairette de Die, sauta et mit fin au refrain. Raymonde fit passer des gobelets en plastique tandis que Josette proposait des chips. On but, on grignota mais Milo ne comprenait toujours pas à quoi rimait cette maigre ripaille. Enfin, monsieur Maurelle se gratta la gorge pendant que les bavardages baissaient d’un cran.

Cher Milo, vous êtes parmi nous depuis cinq ans déjà, et oui le temps passe vite lorsqu’on ne s’ennuie pas, hahahha, et vous avez su durant ce laps de temps, vous rendre indispensable auprès de tous. Chacun d’entre nous aurait une anecdote à raconter à votre sujet, et l’on peut dire, un peu trivialement sans doute, que vous faites partie des meubles !

-   Applaudissements-

Aussi, cher Milo, c’est tout naturellement que vous êtes le premier à inaugurer ce prix exceptionnel que je m’apprête à vous remettre et dont vous saurez vous montrer digne. J’ai l’honneur de vous informer, mon cher, mon très cher Milo, que vous possédez à compter d’aujourd’hui, un titre de propriété d’une valeur inestimable. Oui, vous avez bien entendu, vous êtes devenu,  grâce à Carrouf’ qui vous offre généreusement  cette opportunité, le propriétaire de la parcelle 1287 de la Lune !

Comme vous aurez le temps d’en juger par vous-même, ce titre de propriété est authentique et certifié conforme par notre huissier de justice, maître Renard. Votre parcelle se situe à Manilius, entre la mer de la Sérénité et la mer des Vapeurs, avec vue imprenable sur notre planète bleue ! Félicitations, Milo !

-   Applaudissements nourris-

Le silence qui suivit, souligné par les regards encourageants des collègues, força Milo à prononcer quelques mots de remerciement pendant que Maurelle lui remettait le parchemin sur lequel sa parcelle cerclée de rouge se détachait sur la carte de la Lune ; il lut son propre nom comme étant effectivement le propriétaire exclusif de ladite parcelle, et s’étonna  de constater que l’emblème de la république française trônait au milieu des sceaux de l’huissier de justice et de l’enseigne Carrouf’. Le document paraissait dont on ne peut plus authentique et sérieux bien que Milo, brutalement ému, ne comprenne toujours pas de quoi il retournait.

(à suivre)


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