Magazine Journal intime

Platon, Orwell, Chomsky

Publié le 03 juin 2010 par Alainlecomte

Les conférences, les conversations, les entretiens avec Chomsky nous détournent très souvent des voies que nos habitudes mentales nous incitent à suivre. C’est là la marque d’une pensée exigeante, c’est même à cela que sert de penser, et c’est là ce que devrait toujours être le rôle d’un penseur.

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(copyright Alain L.)

Il est de nombreuses prétendues vérités qui forment la « doxa » dans beaucoup de domaines, alors que si on y regarde de près, on découvre que rien ou presque ne les fonde. Ainsi est-ce une croyance communément admise (et enseignée dans les « meilleures universités ») que le langage est fait pour la communication. Il ne fait pas de doute que nous l’utilisons effectivement pour communiquer, mais nous communiquons aussi de bien d’autres manières. Nos gestes, nos mimiques, la façon de nous habiller sont aussi des moyens de communiquer quelque chose à autrui. Certes, souvent on appelle cela des « langages », mais c’est par métaphore. Il y a loin du système de la langue, basé sur la récursivité (le fait que l’on puisse produire et comprendre des séquences de mots présentant des degrés arbitraires d’enchâssement et de subordination) aux systèmes de mimiques ou de signes du code de la route ! Il est même impropre de s’exprimer ainsi, car cela laisse supposer qu’il y aurait continuité, simple différence de degré, alors qu’il y a différence de nature. Peut-être y a-t-il plus de ressemblance entre l’activité de parler des humains et celle de construire des nids des oiseaux qu’il y en a avec les systèmes de cris des animaux ou les codes en usage dans le monde des images et de la publicité, or la construction des nids n’est pas un phénomène de communication. On peut présumer que le langage (au sens d’un langage interne) soit apparu chez les humains et sélectionné par l’évolution pour d’obscures raisons que nous ne connaîtrons peut-être jamais, et qu’un jour quelques membres de l’espèce humaine aient pensé à s’en servir pour communiquer… Il leur est apparu alors probablement, comme il nous apparaît aujourd’hui, que cet « outil » était bien impropre à cette finalité, puisqu’il permettait plus d’ambiguïtés et de non-sens que de manières d’aller droit au but dans l’expression d’une information. Si Chomsky pense à la « grammaire universelle » comme à un module enraciné dans le biologique et donc, en dernier lieu, comme une dotation génétique (a genetic endowment), il se défie de tout raccourci vers des hypothèses faciles et en général vite falsifiées, comme celle d’un prétendu « gène du langage » (on a fait jouer ce rôle au fameux FoxP2), autant qu’il se défie des « récits » vite bricolés sur « l’origine du langage ». On ne sait déjà presque rien sur l’évolution de quelque trait ou système présent chez des espèces animales inférieures (genre insectes) que ce soit, presque rien sur le système de navigation des insectes, comment voulez-vous savoir quelque chose sur un système tellement plus complexe comme peut l’être le langage humain ? Seules quelques propriétés dites « de grammaire » sont connues à ce jour. Pour le reste, « that goes far beyond our understanding »…

Les mensonges de la politique internationale

Cette façon de pourfendre les fausses évidences s’étend, bien entendu, au domaine du politique. Notre monde occidental est censé apporter un modèle de démocratie qui fonde, paraît-il, l’action extérieure des Etats-Unis, alors que la démocratie américaine a largement démontré toutes ses failles (dites-moi quel candidat a l’appui des puissances financières, possède le budget de campagne le plus grand et je vous dirai qui sera « élu »). On parle de la démocratie américaine mais peu de la démocratie en Bolivie par exemple, alors que là, de vraies élections libres ont pu avoir lieu qui ont mené au pouvoir un Indien Aymara choisi par ses compagnons de lutte. Une idée communément admise est que le bombardement de la Serbie a permis d’empêcher des atrocités au Kosovo, alors que si on regarde de près, c’est l’inverse qui s’est produit, les pires atrocités ayant été commises pendant et après le bombardement. Le rapport Gladstone sur l’entrée d’Israël dans Gaza conclut simplement au caractère « disproportionné » de la réaction d’Israël face aux lancers de roquettes palestiniens, ce qui est le point de vue généralement adopté, mais on a oublié qu’au départ du processus, c’est Israël qui a déclenché le blocus de Gaza (qui dure toujours) pour la seule raison que le résultat des élections ne lui plaisait pas (comme il ne plaisait pas, d’ailleurs, à l’ensemble du monde occidental) et ainsi de suite. Dans tous ces cas et bien d’autres encore, une vérité consensuelle s’impose par le biais évident des médias.

Pointer l’ensemble de ces contradictions devrait être le boulot normal de ceux qui, par leur statut et leur position dans la société, ont les outils critiques leur permettant de traiter l’information. S’ils ne le font pas la plupart du temps, c’est qu’il semble bien plus avantageux de développer des théories cachant les faits derrière un écran de fumée (voire professant qu’ils n’existent tout simplement pas !). Bien sûr, il est plus conforme à une certaine idée de la bonne éducation (celle qui est instillée à Sciences Po ou ailleurs) de développer des discours idéologiques sur la faillite de l’Europe, comme le fait un Pascal Bruckner récemment dans « le Monde », que de révéler que des idéologues américains avaient tout simplement décidé une bonne fois pour toutes, il y a quelques mois, de dire « Good bye, Europa » au prétexte que l’Europe ne participait pas suffisamment aux efforts guerriers déployés par les Etats-Unis au Moyen-Orient et en Afghanistan…

Platon et Orwell

Noam Chomsky rappelait ce lundi, dans le grand amphithéâtre « Marguerite de Navarre » au Collège de France (pourvu que Birnbaum ait apporté ses sandwiches…) que deux problèmes l’avaient passionné toute sa vie, qu’il a caractérisés comme le « problème de Platon » et le « problème d’Orwell ».

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Le premier problème peut se formuler ainsi : comment se fait-il que les humains, tout en ayant une information tellement partielle sur le monde, parviennent à en connaître tant ? Platon le résolvait par la réminiscence. Le second problème peut, quant à lui, et à l’inverse, se formuler par : comment se fait-il que les humains, qui ont tellement d’informations disponibles devant eux, parviennent pourtant à connaître si mal les choses…. Deux questions en apparence contradictoires. La première conduit à s’interroger sur notre questionnement. Y a-t-il un sens à dire que nous pouvons tout connaître ? Aurions-nous la faculté d’élargir notre champ de connaissances indéfiniment ? Ne connaissons-nous pas le monde au travers d’un système d’acquisition du savoir qui est nécessairement borné car ancré dans notre organisation biologique ? Et elle débouche sur les travaux du linguiste.

La deuxième question, elle, concerne le versant politique de la pensée de Chomsky, et il l’a d’ailleurs introduite au moyen d’exemples politiques. Dans de multiples circonstances, nous sommes face à des faits qui devraient logiquement nous faire induire certaines conclusions, mais quelque chose nous en empêche, et c’est en général la force de la propagande. Noam Chomsky fait remonter à la Première Guerre Mondiale l’affirmation que, désormais, la contrainte physique (militaire, policière) ne suffit pas pour que l’Etat s’assure la soumission de ses sujets, mais qu’il faut y ajouter la contrainte idéologique. Il n’a pas fallu attendre Patrick Le Lay et sa proposition de « vendre aux annonceurs du temps de cerveau disponible », pour voir apparaître l’idée sous la plume de certains idéologues libéraux comme Edward Bernays (1928) que « les minorités intelligentes [devaient] enrégimenter jusqu’à la moindre parcelle de l’esprit public, exactement comme une armée enrégimente le corps de chacun de ses soldats » (Chomsky, Raison & Liberté, p. 230, éditions Agone).

Chomsky s’est toujours défendu de la « thèse du complot ». Si les médias fonctionnent d’une certaine manière, ce n’est pas suite à un plan concerté, car ils n’en ont pas besoin. Le processus de sélection des « élites », au travers des (toujours « grandes » !) écoles est en général suffisant pour que les classes dirigeantes (au premier plan desquelles figurent évidemment les tenants du capitalisme financier) soient sûres d’avoir près d’elles des agents fiables et dociles. La thèse des « chiens de garde » autrefois défendue par Nizan, continue de s’appliquer. Les « traitres » (Bourdieu, Rancière … ) sont dénoncés avec hargne par ceux que les hebdomadaires présentent comme « nos intellectuels influents » (même s’ils y incluent Badiou… un loup qui s’est fait bien agneau ces derniers temps !). Ou bien, ces médias font ce qu’ils font en ce moment : passer l’évènement de la visite de Chomsky à Paris presque sous silence. Chut !! Il ne s’est rien passé. Chut !! Il n’a rien dit d’intéressant. Vite, allez voir ailleurs !

Or, la présence de Chomsky à Paris a, je crois, apporté un souffle de fraîcheur et de liberté que l’on n’avait pas connu depuis longtemps. Toujours raison, Chomsky ? Non, rassurez-vous, je ne pense pas ça… et il y a bien des points où j’aurais aimé le titiller si j’en avais eu l’occasion. Mais ceci est une autre histoire, que je développerai un jour…. Si vous le voulez bien !

NB : on peut trouver la version intégrale de la conférence donnée par Chomsky à la Mutualité sur plusieurs sites y compris un blog hébergé par Le Monde.fr , je n’en parlerai donc pas, m’étant concentré plutôt sur les aspects des conférences données ces derniers jours qui ont été peu couverts jusqu’ici. On trouve aussi toujours un grand ensemble de documents et de videos ici .


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