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Jean-Claude Milner dévoile le pot aux roses

Publié le 04 juin 2010 par Alainlecomte

Lire les articles consacrés à Chomsky dans « le Monde des Livres » d’aujourd’hui réserve des surprises et en particulier un scoop incroyable : il y aurait selon J.C. Milner (ex-linguiste chomskyen devenu philosophe fumeux) une spécificité des philosophes français que les étrangers ne comprennent pas : ils ne prennent tout simplement pas en compte l’existence d’une logique de l’argumentation ! Le passage que je reproduis ci-dessous est stupéfiant :

Il y a des raisons de fond [à l’hostilité que rencontre Chomsky auprès des intellectuels français]. Il faut bien voir que Chomsky place au centre de l’activité intellectuelle un certain type de raisonnement, reconnaissable à deux critères.

Premièrement, une argumentation digne de ce nom doit pouvoir être représentée, sans reste, par le calcul des propositions : si un raisonnement ne peut pas être présenté sous forme logique, il ne vaut rien.

Deuxièmement, la conclusion doit être présentée comme falsifiable, c’est-à-dire comme pouvant être confrontée à un test empirique, comme cela se pratique dans les sciences de la nature. Or, en France, beaucoup d’intellectuels considèrent que la logique formelle classique n’épuise pas le champ des raisonnements possibles ; ce n’est pas vrai seulement de Derrida ou Lacan, c’est aussi vrai de Sartre ou de Lévi-Strauss.

Traduisons pour ceux qui trouveraient (légitimement) cela obscur.
La première chose que l’on demande en principe à quelqu’un qui prétend être philosophe ou scientifique et qui souhaite donc présenter des idées, voire une théorie, est d’être capable d’argumenter en faveur de ces idées ou de cette théorie, c’est-à-dire de présenter des justifications et des arguments face à des objections potentielles. Un discours qui ne s’impose pas ce genre d’impératif est un discours religieux. Nul ne songe à interdire un tel discours, de même que nul ne songe à interdire la poésie et plus généralement la littérature. Mais il ne faut pas mélanger les genres. Argumenter suppose le respect par tous les participants dans une discussion d’une certaine norme. Cette norme est la logique. Les raisonnements que l’on avance doivent pouvoir s’articuler (afin d’être discutés) au moyen de règles d’inférence. La règle fondamentale est appelée depuis l’époque médiévale le modus ponens. Elle est très simple : si vous admettez qu’un fait A implique un fait B, si vous avez A, vous avez B. Cette règle est la règle fondamentale du calcul des propositions dont parle Milner. Si vous n’admettez pas cette règle, si vous vous autorisez à ne pas la suivre, alors vous n’avez plus aucune règle d’inférence, et votre discours n’est plus soumis à aucune norme rationnelle. Evidemment, les textes que nous lisons ne se présentent pas en conformité immédiate avec les règles en question, ce serait bien sûr trop lourd et trop pénible à lire. Aristote avait déjà vu le problème et, dans sa Rhétorique, il disait qu’il fallait laisser le syllogisme à la science (le syllogisme étant une variante du modus ponens, en fait) et que dans le discours ordinaire, ou en philosophie, on devait utiliser l’enthymème. Un enthymème est une figure de style qui ressemble à un syllogisme, sauf qu’on lui a retiré sa proposition du milieu. Imaginez que vous ayez :

          BHL est un intellectuel parisien

          Or, les intellectuels parisiens ignorent la logique

          Donc BHL ignore la logique

Ceci est un syllogisme. L’enthymème que l’on en tire est simplement : BHL étant un intellectuel parisien, il ignore la logique. Ca suffit, dit comme ça : à nous de rétablir la phrase du milieu. Mais on voit qu’en s’exprimant de cette manière, on se ménage toujours la possibilité de présenter les choses conformément à la logique « propositionnelle ». Aristote dit que souvent on s’exprime par enthymèmes parce que, grâce à ce moyen, on peut gommer les vérités générales qui, si elles étaient exprimées, révèleraient un peu trop à notre d’interlocuteur le lieu d’où nous parlons ! Mais on peut toujours rétablir, avec un peu d’efforts, les prémisses manquantes.

Dire comme le fait Milner que « en France, beaucoup d’intellectuels considèrent que la logique formelle classique n’épuise pas le champ des raisonnements possibles » c’est laisser entendre qu’il y a d’autres raisonnements ( ?) mais que leurs critères de validité sont mystérieux, autrement dit, auxquels personne ne peut objecter puisque personne ne connaît la règle permettant d’objecter quoique ce soit ! Milner révèle alors ce que bon nombre de chercheurs (à commencer par Chomsky bien sûr, mais pas seulement, en France il y a Bouveresse par exemple, mais bien d’autres encore) disent ou soupçonnent depuis longtemps, à savoir qu’une certaine littérature philosophique qui emplit les rayons des bibliothèques françaises n’est tout simplement pas de la philosophie, n’articule aucun discours rationnel et qu’on ferait mieux de l’ignorer si on veut comprendre quelque chose.

Ceci sonne, pour moi, comme un coup de tonnerre. Pendant longtemps en effet, j’ai essayé de comprendre ce qu’un Derrida voulait dire. Souvent je ne comprenais rien et quand je croyais comprendre, je trouvais ce que je comprenais absurde. Mais je continuais, me disant : « il y a des subtilités qui m’échappent ». Maintenant que je sais que Derrida, comme d’autres, a toujours considéré qu’il ne valait pas la peine de s’embêter avec la logique de l’argumentation…. Je n’aurai plus de scrupules ! Je suis très content pour mes amis blogueurs (comme Carole ) qui depuis longtemps posent des questions sur leur blog, se demandant avec anxiété comment s’orienter dans la masse de livres qui existent. Ils savent, maintenant !

Dernier mot : les propos de Milner sont évidemment stupides. Le pauvre Claude Lévi-Strauss doit se retourner dans sa tombe fraîchement creusée, lui qui au contraire, accordait une grande valeur à la rigueur logique (le fait qu’il ait confié une partie de son œuvre à formaliser par des mathématiciens comme André Weil le prouve amplement).

Encore un tout dernier mot: dans cet article, Milner, l’intellectuel parisien type, accuse Noam Chomsky de…. provincialisme! Cela en dit long sur l’arrogance stupide de nos prétendues “élites”.

A propos de Milner, lire aussi ceci , car c’est très édifiant.


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