Je n'y arriverai jamais. J'ai beau répéter et répéter encore et encore cette infernale partition, je me répète sans arrêt que je n'y arriverai pas. Je connais chaque note, chaque nuance de toucher à apporter pour envoler la mélodie ou pour l'apaiser et emmener l'auditeur dans l'introspection éthérée. Ce n'est même pas une partition difficile. Elle tourne sur quelques accords de base et répète inlassablement une mélodie assourdie car intégrée dans les accords de la main droite. Le secret réside dans les variations qu'on obtient en jouant du poignet et des pédales.
Le tourneur et l'organisateur du festival ont été adorables. Voyant le désarroi dans lequel me plongeait cette commande ils ont tout fait pour me mettre à l'aise. Ainsi j'ai eu la chance de pouvoir avoir mon propre piano sur la scène de la grande salle de l'auditorium. Des déménageurs spécialisés sont venus le chercher au dernier étage de l'immeuble où j'habite et ils l'ont emmené à l'autre bout du pays où il est arrivé en même temps que moi, intact. C'est le geste qui m'a convaincue. Sans cela je n'aurais même pas pu accepter de me produire sur scène après toutes ces années loin des projecteurs.
Depuis cet accident il y a plus de quinze ans, je vis recluse dans mon appartement, je ne reçois personne - je reçois mes amis, les vrais, c'est tout et c'est parfois trop. Je n'ai plus enregistré une prestation non plus depuis que ce projecteur s'est décroché et est tombé sur mon piano alors que j'y jouais ce Mad
Rush de
Philip Glass. J'ai eu une crise cardiaque juste après. Ensuite, je suis devenue, d'abord, aveugle, puis juste extrêmement sensible à la lumière. Quand le directeur du festival m'a demandé pour la quatorzième fois en quatorze ans de reprendre la partition où je l'avais laissée, sur scène, pour un enregistrement public, cette fois ci, j'ai dit oui.
La scène a été dressée. Je vois les pupitres, les chaises, les micros, tout l'attirail qui doit recevoir ensuite plusieurs ensembles harmoniques ; je n'ai pas le programme de la soirée en tête. Je suis focalisée sur mon simple objectif. Aller au bout de ma partition sans fléchir, la jouer mieux, saluer, sortir. La scène se vide de tout le personnel technique. Le directeur du festival monte, m'annonce. C'est à moi. J'entre. Je salue puis je m'assois. Les lumières s'éteignent, toutes, comme je l'avais réclamé. Je ferme les yeux, pour les acclimater à cette pénombre nouvelle puis les ouvrent à nouveau. Je posent mes doigts sur le clavier.
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Mad Rush
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