Il était communément admis que Pétronille n'avait pas d'humour. Elle manquait singulièrement d'autodérision. Sa susceptibilité l'amenait même jusqu'à censurer son entourage dans l'usage de mots
courants tels que biiiiip, biiiiiip ou biiiiip.
- Chérie, tu ne dis plus rien depuis un bon moment, tu n'as pas aimé la soirée ?
- Jusqu'au dessert c'était très bien, ensuite il a encore fallu que vous dépassiez les limites.
- Quelles limites ?
- Tu sais bien de quoi je parle. A chaque fois qu'on dîne chez tes amis, il faut que je sois leur tête de turc.
- Personne ne s'est moqué de toi cette fois.
- Et quand ils ont évoqué... l'objet qui fait du bruit quand on s'assied dessus...
- Ah, le coussin péteur ? Mais ils racontaient juste une anecdote. Tu deviens complètement paranoïaque !
- Parano, moi ? C'est la meilleure. Tu sais bien que depuis... l'Incident... je vis un véritable enfer. Je suis la risée de tout le monde.
- Tu ne vas pas ressasser indéfiniment cette histoire. Tu as juste pété à un moment inopportun, c'est tout.
- Devant 300 personnes, en pleine cérémonie de mariage, au moment des consentements !
- Oui, et c'était très drôle !
- Hilarant...
- En tout cas, ça a mis de l'animation pendant la messe. Le prêtre en était tout gêné. Et t'aurais vu ta tête cramoisie !
- Toute l'assistance pouffait de rire, même toi...
- C'était tellement inattendu, tu étais si élégante et apprêtée, il n'y avait pas un bruit dans l'église, le monde s'était figé dans l'attente de ton "Oui" et c'est à ce moment-là que la nature a
repris le dessus et que ton corps s'est exprimé bruyamment. C'était surréaliste !
- Très humiliant surtout. J'entends encore mon oncle s'exclamer : "Quel mariage tonitruant !". Voilà ce qu'on retiendra de notre union, un pet sonore. Moi j'avais rêvé d'un moment plus
romantique...
- Pétronille, ça fait 3 ans déjà. Tu ne crois pas qu'il serait temps d'oublier cet épisode.
- Franchement j'aimerais bien ! Mais tu sais ce que disent tes copains quand ils pètent ? "Oh, quelle belle pétronille !" ou bien "la dernière fois j'ai pétronillé au boulot, une vraie puanteur",
ou encore "depuis que j'ai mangé du chou, j'ai une crise de pétronillite aigue"... Je dois le prendre comment, selon toi ?
- Avec humour ! T'es trop coincée parfois.
- Ah oui ?
- Voire un peu prout-prout !
- Hinhinhin... Très drôle. Je ne comprends pas que tu ne me soutiennes pas devant tes amis. Je me sens à chaque fois humiliée.
- Et moi je ne comprends pas pourquoi tu en fais tout un drame. Tu ne crois pas qu'il y a des problèmes plus graves dans la vie ? Tu fais beaucoup de bruit pour rien.
- En fait notre mariage repose sur du vent. J'aurais dû écouter mon corps exprimer sa désapprobation, c'était un signe.
- Un signe de quoi ? Que tu n'aurais pas dû manger de flageolets la veille ? Qu'avec le stress tu n'as pas contrôlé tes sphincters ?
- Qu'est-ce que tu peux être vulgaire. Je me demande vraiment ce qui a pu m'attirer chez toi.
- C'est vrai, je rote, je pète et j'en parle naturellement. C'est grave docteur ? Hé Barbie, si tu voulais épouser Ken, t'avais qu'à acheter une poupée gonflable !
- Arrête la voiture, je vais descendre ici.
- Mais bien sûr, à vos ordres Madame. Et ils se séparèrent à cause d'une sombre histoire de flatulence... C'est le juge qui va se fendre la poire...
- Ça en fera un de plus sur la liste. Je commence à en avoir l'habitude.
Pétronille a claqué la portière et s'est mise à marcher d'un bon pas.
- Tu te rends compte que cette situation est ridicule ? Lui a lancé son mari à travers la vitre.
Oui, ridicule était le mot approprié. Ridicule et risible résumaient bien ces 3 dernières années. Pétronille avait l'impression de jouer dans une comédie grotesque et graveleuse, et elle avait
décidé d'en finir avec son rôle du bouffon.