Petit foirage nocturne

Publié le 07 juin 2010 par Kranzler

 



M

arseille une nuit d’octobre. Un milieu de semaine il y a maintenant trois ans, environ 23 heures et pas la place pour raconter pourquoi j’ai choisi de passer quelque mois dans cette ville. Pour faire simple, on peut appeler ça une légère erreur de parcours.


Marseille au premier tiers de l’automne ressemble à s’y méprendre à Marseille en été. A quelques différences près tout de même – la principale étant que les nuits sont un rien plus fraîches. Sinon, pour le reste, il y a toujours autant de sacs en plastique par terre et aussi une certaine sauvagerie dans l’air qui fait dire qu’on est bien ici et pas ailleurs.


Une vue que j’aime bien est celle sur le vieux port quand on arrive par le haut de la Canebière. Je l’aime bien, c’est vrai, mais sans l’aimer autant que je l’aimerais si j’étais né ici. Marseille est une ville que je ne comprends que partiellement, comme si elle gardait pour elle certaines des clés qui ouvrent ses portes. Ça me fait un peu drôle. Peut-être parce que ma ville natale est un autre port, Saint-Nazaire, dont le blason est une clé et dont la devise dit : elle ouvre et personne ne ferme. En latin, ça donne Aperit et nemo claudit.


Marseille me fait penser à une très belle fille qui couche dès le premier soir et considère ensuite qu’elle n’a plus aucune obligation envers vous. Elle entretient quand même le désir en continuant à vous faire de l’œil. Les sourires qu’elle vous adresse ne viennent pas du cœur, mais de son compteur. Piégé, dans l’attente d’une deuxième nuit qui ne viendra jamais, vous continuez à penser qu’elle est la plus belle fille du monde. Elle n’espérait rien d’autre de vous. Inutile de compter sur elle. Tous les soirs elle se donne à un autre, dont elle attend des compliments, des flatteries.
Bien sûr, il y a les calanques qui sont d’une beauté à chavirer. Mais bon, quand on a tissé des liens intimes avec les plages atlantiques dès l’enfance, on ne les aborde pas comme ça, les calanques. Elles non plus, comme la ville, elles ne se donnent pas facilement – mais ceci est juste une parenthèse.


Donc la Canebière une nuit d’octobre à 23 heures l’année dernière. Pour une fois je ne suis pas dans le sens de la descente. Au contraire, je tourne le dos au vieux port et je marche tranquillement vers le commissariat, où je viens déposer une plainte.


Je raconte ? Non, je ne raconte pas. Peut-être un jour quand j’aurai digéré. Là ça bloque encore un peu. Tout ce que je veux bien dire, c’est que je viens de me faire escroquer en beauté et avec talent comme dans un vrai roman policier. Je suis tombé sur un as. J’ai presque de l’admiration pour lui tellement il a joué subtil et je me trouve ringue de chez ringue – pigeon que je suis, je vais pouvoir chanter mon truc en plume avec beaucoup de réalisme. En fait, ce sera un show, une comédie musicale, parce que des comme moi, y en a d’autres.


De l’extérieur, le commissariat de la Canebière est une très belle vitrine. Une salle d’attente spacieuse et épurée avec des bancs chromés. A mes côtés, un garçon et une fille d’environ 25 ans, charmants, agréables, un peu secoués tout de même qu’on leur ait arraché leur téléphone en pleine rue Saint Ferréol. C’est comme ça, il y a des choses à ne pas faire rue Saint Ferréol.


Et voilà mon tour d’être reçu par un OPJ dans un petit bureau minable, où la peinture est complètement écaillée. L’OPJ a le nez rouge, à cause de la clim qui lui tombe complètement sur les épaules. Il n’y a pas moyen de régler la température, c’est une épidémie, les poulets sont tous gelés, ça fait pitié à voir. Je peux même dire que ça m’embête, parce que les poulets, en général, je les aime plutôt bien.


Je lui raconte ma petite histoire dans les moindres détails, sans oublier celui qui tue, qui aurait dû me mettre la puce à l’oreille : mon escroc, il y avait avec lui sa fiancée qui s’appelait devinez comment ? Malicia, la chérie, je jure que c’est vrai. Au passage, mon gentil nez rouge se permet une remarque un peu sèche sur ma naïveté. Je sais bien qu’il a raison, dans le fond, mais pour le principe, je réplique d’une petite phrase calme mais coupante du genre
oui, mais que je sache je ne suis pas venu recevoir une leçon de bon sens de votre part. Ce qui, me semble-t-il, est le minimum que je me devais de lui répondre, parce que je suis quand même une victime.


Est-ce que je l’ai un peu irrité ? Là, voilà qu’il ajoute que mon haleine lui semble parfumée, qu’il sent des effluves – oui, des effluves, monsieur, et il me dit que la procédure de nuit l’oblige à me faire passer un éthylotest avant de continuer à enregistrer ma plainte. Il m’explique que j’ai le droit à 0,5. Et si je les dépasse ? Et bien dans ce cas, il m’incombe de faire quatre ou cinq fois le tour du pâté de maisons et de revenir dans mettons une heure.

Il s’interrompt. Un type qui vient d’entrer dans le commissariat est en train d’insulter l’agent qui est derrière le comptoir. Il n’en finit pas de gueuler. Ça n’arrête pas, c’est une litanie. Le plus choquant, c’est que ça a l’air parfaitement habituel ici, bien qu’à moi ça me semble anormal. Il est obligé de se lever, de coller le gars en cellule de dégrisement. Puis le calme revient. On peut en revenir à nos moutons.


Des effluves ? Je ne me dégonfle pas. Bien sûr qu’il peut en constater. Je suis du genre à reconnaître les évidences. C’est bien la moindre des choses, je lui explique. Parce que, juste après avoir réalisé que je venais de me faire avoir comme un bleu, j’ai estimé de mon droit de m’offrir deux verres de très bon Côtes du Rhône, c’est bien un minimum, à mon sens – et du très bon, tant qu’à faire. Et, sur le chemin, je me suis également permis de déguster une bière d’abbaye très fraîche, parce que j’avais un peu les nerfs. Après quoi je suis venu tranquillement à pied, sans attacher ma ceinture, une promenade d’une petite demi-heure environ.

Et, foutu pour foutu, je souffle très fort dans le machin, à pleins poumons, comme si je voulais gonfler le Hindenburg mais réellement persuadé que je vais lui faire exploser son compteur au nez. J’ai combien ? Et bien, chose qui m’étonne un peu, j’ai seulement 0,15. L’haleine parfumée, mais l’honneur sauf. Il peut donc recevoir ma plainte et environ une demi-heure plus tard je rentre à la maison. Ma fenêtre donne sur les toits. Juste en face, sur une grosse cheminée, j’observe comme tous les soir la plus jolie chose qu’il m’ait été donné de voir à Marseille : un ménage de goélands à trois – deux garçons pour une fille. Ils dorment à poings fermés, c’est très harmonieux, et vraiment l’espace de quelques secondes ça me console de ce qui a été une très mauvaise journée. Je crois cependant ne pas du tout avoir le cœur à rester dans cette ville.