À propos de La Promesse de Dürrenmatt, d’un accident de personne, de Canines et des pertes de mémoire d’une très vieille dame...
Lucerne, au bord de la Reuss, ce 6 juin 2010. - J’achevais ce midi la relecture de La Promesse de Dürrenmatt, dans le train de Lucerne, lorsque le service de celui-ci s’est trouvé interrompu par ce qu’on appelle désormais un accident de personne, qui venait de frapper le train nous précédant de quelques minutes. Or la communication nous fut faite, lugubrement répétée en trois langues, alors que, sur fond de campagnes paisibles jusqu’à la torpeur, je lisais le récit de la vieille mourante qui démêle l’imbroglio du roman en évoquant l’horrible réalité des crimes de son époux débile, d’un ton frisant le burlesque ; et j’imaginais, du même coup, ce qui se passait à l’avant de l’autre train – je me représentais les voies ensanglantées et le conducteur immobile au bord des rails tandis que tout un monde s’affairait autour de lui pour effacer les trace de cette horreur. Parfaite image d’une Suisse absolument paisible en apparence, où les maléfices restent bien présents comme partout. Même image rassurante que dans La Promesse, qui relate les méfaits d’un maniaque sexuel multirécidiviste (serial killer avant la lettre) et, aussi dans Canines, où l’agression inexpliquée d’un enfant lézarde soudain les quiètes apparences.
Evidemment, me dis-je à présent en prenant ces notes au bord de la Reuss aux eaux vertes, face à l’église des Jésuites, comparer La Promesse et Canines est délicat, comme il est toujours discutable de comparer le génie et le talent.
Canines est un roman bien construit et bien écrit, non sans résonances émotionnelles profondes, fondé sur des faits avérés et promenant un miroir le long de nos maisons trop souvent verrouillées par l’égoïsme suissaud ou par l’indifférence.
Quant à La Promesse (1958), qui a inspiré deux films dont The Pledge de Sean Penn, avec Jack Nicholson, c’est l’œuvre accomplie d’un grand écrivain dont le génie s’est déployé une première fois dans La Visite de la vieille dame - un roman noir qui saisit immédiatement par son atmosphère, ou plus exactement par son climat physique, et qui démarre sur le thèmes des limites du genre policier, sévèrement jugé par un ancien chef de la police, lequel reproche à l’auteur la trop systématique référence à la logique et aux déductions rationnelles, à l’impératif d’une solution finale, voire d’un happy end.
Et de raconter, alors, au fil d’un récit enchâssé dans l’autre, la désolante histoire d’un de ses plus brillants subordonnés, le commissaire Matthieu, décidé à mettre la main sur un tueur de petites filles après la mort d’un pauvre type accusé à tort et suicidé après des aveux extorqués par la force.
Formidablement incarné, et pour ainsi dire imprégné d’atmosphère « suisse centrale », La Promesse est un « antipolar » au même titre que Canines, en cela que sa solution tombe à peu près par hasard, alors que le coupable est déjà mort et que l’enquêteur « sauvage » a jeté l’éponge depuis longtemps.
Or, d’autres rapprochements peuvent être faits entre les deux romans, dont les détectives sont également solitaires et libres, viscéralement attachés à la justice et d’autant plus que des enfants sont en cause ; et les enfants, justement, comme victimes ou comme témoins, avec leur langage propre (des dessins dans les deux cas), donnent aux deux romans leur arrière-plan radical, lié à une zone sacrée de la vie humaine. Non pas l’innocence enfantine idéalisée dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui, en donnant par contraste la pédophilie comme « mal absolu », mais une zone sacrée, je le répète, admirablement cernée par Dürrenmatt, au bord des gouffres de la frustration et de la folie, du sexe et de la mort. Enfin, une commune tristesse se dégage de ces deux livres, même si leur matière dramatique n’est pas comparable.
Lors de ma visite à une très vieille dame qui fut l'une des bonnes fées de nos enfances, en train de perdre tout doucement la mémoire et me reposant vingt fois la même question comme dans un harcelant interrogatoire, je pensais, ce dimanche assombri par une mort anonyme, sur une voie de chemin de fer, à toutes ces vies contiguës qui se tissent autour de nous et qui se défont comme, à l’instant, sous mes yeux, se font et se défont les eaux mêlées de la rivière filant là-bas vers les fleuves et les mers…
Friedrich Dürrenmatt. La Promesse. Livre de poche Biblio,156p.
Janus. Canines. Xénia, 2010.