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Monsieur, liv' ! (2/2)

Publié le 07 juin 2010 par Tazar


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Aux grands maux, les grands remèdes, j’ai donc fait chauffer l’ordi, l’imprimante et la colle pour finir par pondre une splendide affichette au format A4. Placardée derrière mon fauteuil et harmonieusement disposée au dessus de ma tête, elle énonce à elle toute seule, de manière claire, synthétique et avec force caractères gras, l’objectif annuel ambitieux dont je parlais pas plus tard qu’il n’y a pas si longtemps :

« BONJOUR MONSIEUR, EST-CE QUE JE PEUX EMPRUNTER UN LIVRE, S’IL VOUS PLAIT ?

Un intrus se pointe, la gueule enfarinée et son ersatz de « Monsieur, liv’ ! » au bec ? Hop, je tends aussi sec un doigt pédagogiquement vindicatif vers l’affichette et j’attends sereinement que le processus d’appropriation veuille bien se mettre en place.

Des fois, c’est long. D’autres fois, aussi.

Bon, c’est sûr que cette méthode nécessite quand même une certaine appétence pour la chose écrite, ce qui peut expliquer un taux de réussite relativement faible (de l’ordre de 10 à 20 %, quand même).

Elle n’exclue pas en tous cas, loin de là, des réactions aussi instinctives qu’inquiétantes chez certains de mes petits rats de laboratoire : tics divers, balancements variés, tentatives désespérées d’avaler qui sa main, qui son coude, qui son livre, qui les trois à la fois, en expulsant des petits rires nerveux dont la sonorité ne peut que de loin être rapprochée de la phrase espérée.

Mais c’est un premier pas vers le succès et j’ai même déjà repéré un aimable récidiviste qui, lors de son troisième passage, a pratiquement réussi à énoncer sa formule sans l’aide du pense-bête ornemental. Si, si, je t’assure.

Mais l’incident est survenu il y a quelques instants à peine, réduisant à néant des jours et des jours de travail et d’espoir.

Un grand de quatrième (t’ièm’), tout tremblotant, qui tente une entrée timide dans le Sanctuaire.

Je le mets en confiance en souriant puis l’interroge quand même virilement du regard parce que, bon, on ne va pas non plus y passer la journée.

« Monsieur, liv’ ! ».

OK, pas de panique, le coup du doigt, le regard surpris qui erre avant de se poser sur l’affiche, un succédané d’ânonnement… Tout se met en place, la réussite est proche…

- Bonjour… monsieur… est-ce que… livre ?

- Non !

- Bonjour… monsieur… je peux… livre ?

- Non !!!

J’ai beau l’encourager d’une voix douce qui fait trembler les vitres, le blocage semble insurmontable, le verbe « emprunter » tant attendu ne sort pas. Le gaillard commence à se tortiller, porte une main à sa bouche, se gratte la tête avec l’autre, le nez avec la troisième, autant de signes extérieurs d’un léger trouble. Puis, il finit par lancer, un brin agacé :

- Bâya ! Pas bon, là ! que l’on pourrait traduire par « merde, mais y a une couille sur cette affiche ! »

Je me rends soudain compte que l’infortuné est en train de mordiller un exemplaire de « Le loup Loulou », en vente dans tous les bons CDI.  Peut-être même est-ce sa manière à lui de me montrer qu’il a déjà emprunté ce livre et qu’il veut tout simplement me le rendre, hein, qu’en penses-tu t-il ?

- Hem... Bon, on reprend, me reprend-je. C’est quoi, alors, le contraire d’emprunter ?

Son visage s’illumine :

- Donner à toi !



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