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Les Vanupieds (46)

Publié le 08 juin 2010 par Plume

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Chapitre 4

Sœur Mérédith était assise sur les coussins moelleux du divan, attendant le retour du valet, les mains croisées sur les genoux et les yeux fixés sur le crucifix accroché entre deux tableaux richement ciselés. Au même instant, un pâle rayon du soleil troua les nuages et vint illuminer étrangement la foi déjà si présente dans son profond regard. Elle se signa, et joignant les doigts tout contre ses lèvres, baissa humblement la tête :

« Mon bon seigneur, guidez-moi, je ne sais si je fais bien, je ne sais si j’arriverai à… »

La voix grave du domestique interrompit net sa prière :

« Veuillez entrer, Sœur Mérédith, Monsieur Sanders vous attend. »

Sœur Mérédith hocha la tête et se leva, presqu’avec regret. Après un dernier regard au crucifix, elle répondit, tout en adressant un charmant sourire à l’homme debout devant elle :

« Je viens. »

Sans mot dire, impassible, ce dernier poussa la porte et s’écarta pour la laisser passer.

Sœur Mérédith s’immobilisa.

La pièce, agréablement meublée en bois des indes, ouvrait sa fenêtre sur la fumée noire des usines dans le lointain. Il parvenait jusqu’aux tapisseries décorant les murs un parfum subtil, un mélange curieux d’encens et des odeurs acres de la pluie tombée récemment sur la campagne avoisinant l’immense domaine.

La pénombre cacha pendant un court instant la haute et imposante silhouette du maître des lieux, debout près d’un large bureau couvert de papiers. Il régnait dans cet endroit richement agencé une atmosphère lourde et pesante, qui fit impression sur la religieuse. Cette dernière mit très longtemps à s’habituer à l’obscurité malsaine.

« Nous serons brefs, ma sœur ! Déclara Sanders avant que, clignant des yeux, elle ne l’aperçoive enfin. Je n’ai pas beaucoup de temps ! Cette affaire doit être réglée au plus vite. »

Sa voix, particulièrement sévère, tétanisa Sœur Mérédith.

« Oui, monsieur.

-  Très bien. »

Sanders se détacha de l’ombre et s’installa sur un bord du bureau. Souriant du coin des lèvres, il l’observa de dessous ses épais sourcils grisonnant. Deux fauteuils vides les séparaient. Mais le maître de la fondation ne l’invita pas à prendre place sur l’un d’entre eux.

« Vous savez qu’il est hors de question d’attribuer un régime particulier à n’importe lequel des gosses rentrant ici, n’est ce pas, Sœur Mérédith ? »

Elle baissa la tête.

« Oui, monsieur.

-  Or, enchaîna-t-il en attrapant son coffret à cigares, j’ai appris que vous gardiez dans votre pavillon depuis son arrivée il y a deux semaines une gamine d’une dizaine d’années. Est-ce exact ?

-   Oui, monsieur. L’enfant est gravement blessée à la jambe.

-  Incapable de travailler donc.

-  Elle est solide. Elle va se remettre très vite.

-  Mais qui paye son séjour à la fondation en attendant ? »

Sœur Mérédith se mordit les lèvres et croisa nerveusement les mains sur son ventre. Sanders eut un large sourire.

« Personne, je vois ! Voyons, ma sœur, vous connaissez les règles, non ?

-  Je ne pouvais pas les abandonner, murmura-t-elle humblement, que seraient-ils devenus ? L’enfant avait tellement besoin de soin ! je…

-  Sœur Mérédith, l’interrompit Sanders avec irritation, comprenez bien une chose… »

Il se posta à la fenêtre, une main dans le dos. Sa haute silhouette se détachait bizarrement dans le contre jour.

« Nous ne sommes pas un asile de charité ! Vous savez que vous n’avez pas le choix, vous expiez vos fautes et personne ne vous demande de réfléchir. Vous vous contentez de vous occuper d’eux. Point. Ici il n’y a pas et il n’y aura jamais de vocation humanitaire ! Les gosses doivent payer le droit d’être à l’abri, en sécurité et nourris. Ils payent en travaillant pour nous, tous les gosses, Sœur Mérédith, tous sans exception. Or vous faites une exception avec cette gamine, sans mon autorisation ! Voyons, quel est son nom déjà ?

-   France…

-  C’est ça ! Avec un nom pareil en plus ! Ces tarés de français ! Et bien entendu je ne parle pas des deux autres gamins qui l’accompagnent et qui, au lieu d’aller au réfectoire avec les autres, ont élu domicile au pavillon ! »

Il se retourna et la foudroya des yeux :

« Je ne vous ai donné aucune autorisation pour faire une telle chose, Sœur Mérédith ! Expliquez-vous, je vous prie. Comment osez-vous outre passer mes ordres et les règles de la fondation que je dirige ? »

Sœur Mérédith, pâle, recula d’un pas, malgré elle effrayée par la stature et la dureté du maître des lieux.

« Je… je devais garder l’enfant sous surveillance. Et il est parfaitement impossible de les séparer. Je ne pouvais faire autrement que laisser les deux plus petits à leur sœur aînée…

-  Vous ne pouviez faire autrement ? »

Sanders lui jeta un regard narquois :

« Vous vous fichez de moi ? Depuis quand les gosses décident-ils ici ?

-  France n’est pas une enfant comme les autres, monsieur. Son frère, sa sœur et elle sont liés les uns aux autres par je ne sais quelle force qui les aide à survivre et à vaincre les rigueurs de leur vie. Une enfant ordinaire n’aurait jamais tenu comme France a tenu après son accident… »

Sanders s’assit dans son fauteuil et croisa ses bottes de cuir sur l’angle du bureau. Il la toisait avec amusement, l’air faussement incrédule :

« Ma parole ! Etes-vous sûre de parler d’une môme des rues, ma sœur ?

-  Cette enfant a un tempérament hors du commun, répondit-t-elle gravement, une intelligence vive, surprenante, très pratique. Elle sait ce qu’elle veut et ne démord pas de son idée, quoiqu’il arrive. Elle est vraiment très différente de tous ces enfants qui errent sans aucun but, abrutis par les privations et la misère. Elle, elle veut et fait ce qu’il faut pour cela. Les deux plus jeune lui sont dévoués comme jamais je n’ai vu un enfant dévoué à un autre. Entre eux trois, il y a quelque chose de puissant, de merveilleux et d’infiniment solide.

-  Je vois. Vous vous êtes tout bonnement laissé embobiner ! »

Sanders éclata de rire. Sœur Mérédith baissa tristement les paupières, les épaules voutées.

« Mais c’est une gosse ! Uniquement une gosse ! Peut-être très maligne mais une gosse ! Et par conséquent tous les trois doivent être traités comme les autres ! »

Sœur Mérédith secoua fermement la tête :

« Non, monsieur, ce serait une erreur. L’enfant est farouche, redoutable. Elle est capable de n’importe quoi, autant de la pire des violences que de la plus sage des décisions. On lit dans ses yeux une implacable méfiance à l’égard du monde et surtout des hommes. On y lit surtout une force extraordinaire. Elle ne se laissera jamais faire.

-  Vous vous enflammez, ma sœur ! S’exclama une voix féminine, sur un ton hautain et vaguement ironique. Je vous rappelle que vous parlez d’un môme de dix ans ! »

Sœur Mérédith se retourna. Madame Sanders, dame rondelette et rosée, venait de pénétrer dans le bureau et la contemplait avec dédain. La religieuse s’inclina pour la saluer, ayant renoncé depuis très longtemps à s’en offusquer. La culpabilité effaçait toujours l’amour propre, elle était bien placée pour le savoir.

« Bonsoir, madame.

-  Ma foi, déclara la nouvelle venue en s’approchant de son mari, froufroutant dans sa longue robe blanche, je n’ai pu m’empêcher d’entendre votre conversation. J’avoue que je suis… Comment dire ? Sidérée… Oui, c’est le mot : sidérée. Comment une gamine des rues, une vanupied de la pire espèce, venant d’on ne sait où, probablement d’un quartier douteux, rempli de voleurs et d’assassins, dont les parents sont dieu sait où et font dieu sait quoi, pourrait être aussi différente des autres ? Ils ne cherchent tous qu’une chose : manger et dormir. C’est ce que nous leur donnons ici, en contrepartie de leur travail. C’est une main d’œuvre de bon marché. Pourquoi n’en profiterions-nous pas ? »

Elle passa sa main dans la chevelure grise de Sanders.

« N’est ce pas, mon ami ?

-  Bien sûr ! Ma sœur, inutile de vous inquiéter comme cela ! La gosse suivra, comme les autres, un point c’est tout ! »

Sœur Mérédith frémit :

« Pas elle, monsieur, pas elle, je vous en prie, croyez-moi. Si elle a survécu jusqu’à présent, c’est qu’elle a quelque chose de plus que tous ces pauvres enfants abandonnés ! Eux se laissent faire parce qu’ils sont désespérés, parce qu’ils sont désarmés et qu’ils ont perdu tout espoir, mais… mais France, son frère et sa sœur ont un désir farouche de vivre. Ils ont un but, je ne sais lequel, mais ils ont un but et ils sont persuadés que rien ne peut les empêcher de l’atteindre. Je suis certaine que d’une enfant comme France, il faut s’en faire une alliée, pas une ennemie. »

Une lueur particulière brilla dans le sombre regard de Sanders. Il resta silencieux un long moment, les yeux rivés avec attention sur les traits inquiets de la religieuse. Puis il inclina la tête.

«  Je ne mets pas votre parole en doute, Sœur Mérédith. Cependant, ça ne résout pas notre problème. Elle doit payer sa place à la fondation.

-  Mais elle ne peut travailler avec sa jambe, monsieur !

-  Oui… »

Il eut un sourire rusé.

« Je parle d’un prix identique pour tous. Si elle ne peut travailler, qu’à cela ne tienne ! Son frère et sa sœur se partageront son travail. Et quand elle sera remise de sa blessure, tout ce petit monde rejoindra les autres enfants. D’accord ? »

Sœur Mérédith s’illumina littéralement :

« Oh ! Merci ! Monsieur ! Je n’en espérais pas autant ! Merci, merci !

-  Nous sommes donc d’accord. Vous pouvez disposer, ma sœur.

-  Oui, monsieur. Merci monsieur. »

Soulagée, la religieuse s’inclina respectueusement et sortit de la pièce, le cœur léger.


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