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Obscurité (31)

Publié le 08 juin 2010 par Feuilly

Le fait que ce chasseur puisse être présent dans les parages était inquiétant. D’autant plus qu’il ne fallait pas perdre de vue cette porte qui avait été ouverte lors de leur séjour à Limoges. Quelqu’un avait quand même bel et bien pénétré dans la maison. On ne savait pas qui, bien entendu, et on n’était sûr de rien, mais enfin, cela commençait à faire beaucoup de coïncidences. Le plus difficile à supporter, cependant, c’était de retrouver cet individu précisément ici, dans cet espace de rêve où aurait dû se trouver la jeune fille. Cette partie du bois qui était réservée à la musique était devenue comme sacrée aux yeux de l’enfant. Il s’était mis en tête qu’en dehors de la musicienne et de lui, personne ne connaissait cet endroit reculé et secret. Voir un inconnu s’y promener le dérangeait fortement, surtout si cet inconnu se trouvait être l’agresseur de sa mère. Soudain, il frémit. Et s’il l’avait également attaquée, « elle » ? Après tout, elle n’était pas venue aujourd’hui et c’était bien la première fois qu’elle était absente… Si cela se trouvait, il l’avait égorgée au coin d’un bois ! Ses jambes tremblèrent. Il se voyait déjà découvrant un cadavre ensanglanté dans les buissons. Ou bien la pauvre fille serait agonisante, elle l’appellerait au secours, il s’approcherait et au moment où il voudrait la secourir, elle expirerait dans ses bras. Il en avait presque les larmes aux yeux. Il dut se dire que les garçons ne pleuraient jamais pour se calmer et reprendre ses esprits. Allons, qu’est-ce que c’était que toutes ces histoires qu’il se racontait ? Après tout, la belle inconnue avait pu avoir un empêchement et puis finalement rien ne prouvait que l’homme rencontré fût un sadique et un pervers. C’était peut-être tout simplement un brave paysan qui s’en allait tirer quelques lapins sur ses terres. Décidemment, ces jours-ci, il se montrait trop sensible et avait l’imagination quelque peu débordante. Il n’empêche qu’il se rejoua pour le plaisir la scène de la jeune fille agonisante. Le fait qu’elle l’appelait au secours n’était pas pour lui déplaire, et se mettre à genoux près d’elle, la soulever légèrement, sentir le poids de son corps contre le sien était un enchantement. Bien sûr, à la fin, l’héroïne mourait, mais bon, de toute façon il en allait souvent comme cela dans les livres et il n’y avait vraiment que dans les contes de Shéhérazade que lisait Pauline que tout se terminait bien.

Il reprit le chemin de la maison et décida de ne rien dire. Car parler du chasseur, c’était aussi parler de ses craintes quant au sort de la jeune fille et de cela il ne pouvait être question. Elle appartenait à son univers secret et il lui aurait été pénible de révéler son existence. Il voyait d’ici le regard soupçonneux de sa mère et les rires moqueurs de sa sœur. « Il est amoureux, il est amoureux… » Qu’elle continue plutôt à chasser les taupes, celle-là, et qu’elle le laisse à ses occupations de grand. Il n’empêche qu’il se montra particulièrement inquiet pendant toute la durée du dîner. Il faisait chaud, lourd, et de temps à autre on voyait des éclairs qui zébraient le ciel à l’horizon, mais sans qu’on entende le moindre tonnerre. Les martinets rasaient les toits et débouchaient à quelques mètres au-dessus de leur table, criant et piaillant comme s’ils pressentaient un danger. « Ils sont devenus fous » fit remarquer Pauline. La mère demanda s’ils savaient pourquoi ils volaient aussi bas en cas d’orage, mais personne ne savait. « Et bien c’est parce que l’air étant plus lourd, les insectes sont incapables de monter en altitude. Les martinets, qui sont des insectivores, chassent donc à ras du sol pour les capturer là où ils se trouvent. »

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Pauline, qui savait que ses taupes étaient elles aussi des insectivores, restait béate devant ces merveilles de la nature : si la taupe n’avait pas mangé la larve d’un insecte, le martinet le dévorait une fois qu’il avait atteint l’âge adulte. Le monde était quand même drôlement bien fait ! L’enfant, lui, se demandait, suite à son étrange attrait pour la belle inconnue de la clairière, s’il était du côté du martinet chasseur ou au contraire du côté de l’insecte. Car finalement, s’il était en position de supériorité en observant cette grande adolescente à son insu, il se rendait bien compte que quelque part il était pris au piège puisqu’il éprouvait le besoin de toujours retourner dans la forêt pour la voir. Il essayait bien de se donner bonne conscience en se disant qu’il se rendait là-bas pour la beauté de la musique, mais en son for intérieur il savait bien qu’il n’en était rien. Les seules questions qu’il aurait voulu résoudre étaient au nombre de trois : qui était-elle ? Où habitait-elle ? Que faisait-elle là au milieu des bois à jouer de la musique ? Quand il fermait les yeux, il voyait son visage, avec la mèche noire qui tombait devant les yeux et cela le fascinait terriblement. Il sentait intuitivement qu’elle était différente de lui et il aurait voulu contempler cette différence. Bref, il y retournerait.

Le lendemain, le soleil était revenu et il traîna un peu, pour ne pas arriver trop tôt. Il devenait presque superstitieux. Il avait l’impression que s’il était le premier au « rendez-vous », la jeune fille ne viendrait pas du tout. Mieux valait donc trouver une occupation à la maison avant de s’aventurer dans la forêt. Pour la première fois, il interrogea Pauline sur la chasse implacable qu’elle menait contre les taupes. La petite, enthousiasmée par le fait que son grand frère adoré s’intéressait enfin à son combat, lui fit parcourir trois fois la grande prairie qui jouxtait la maison. Il fallait reconnaître qu’elle avait mené là un combat particulièrement efficace car sur la bonne centaine de mottes qui défiguraient le paysage, il n’en restait plus qu’une vingtaine. On ne savait pas trop ce qui s’était passé sous la terre et si les taupes étaient mortes ou si elles étaient parties ailleurs, mais en surface le résultat était encourageant. Pauline n’arrêtait pas de parler et de lui expliquer avec force détails comment elle s’y était prise. Tout en devisant de la sorte, elle tenait Azraël dans ses bras et le chaton se faisait gâter sans rien dire. A certains moment ils regardaient l’enfant avec ses grands yeux, comme pour vérifier s’il se rendait bien compte que lui aussi avait participé à ce combat contre les éléments chtoniens. Sans doute voulait-il une récompense pour tout le travail accompli. L’enfant lui caressa la tête et il se mit à ronronner. Mais Pauline ne se souciait pas de cela et elle continuait à parler avec animation, expliquant comment elle s’y prenait pour aplatir d’abord les mottes à coups de pelle avant de les piétiner de rage avec ses bottines. Son frère la regarda en souriant, tant elle était amusante, à donner ses explications avec une telle conviction.

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Mais l’heure passait. Quand il estima qu’il était temps de s’en aller, il la planta carrément là et s’achemina vers la clairière enchantée. Tout en marchant, il croisait et décroisait les doigts, pour mettre toutes les chances de son côté et dans l’espoir que finalement elle fût là, en train de jouer de la musique. Non, il n’était pas superstitieux, loin de là, mais quand même, il ne fallait rien négliger dans une affaire aussi importante ! Une branche arrachée qui semblait indiquer une direction, un lapin qui détalait, une fleur qui avait poussé depuis la veille, lui semblaient autant de signes annonciateurs d’une bonne nouvelle. Il approchait de l’endroit fatidique, le cœur un peu serré, quand il entendit dans le lointain la musique plaintive de l’instrument. Elle était donc là ! Une vague de bonheur le submergea aussitôt. A pas de loups, il se glissa derrière les troncs pour parvenir à son lieu d’observation habituel. La jeune fille était bien là, en effet, mais elle avait changé de place ! Elle se trouvait aujourd’hui beaucoup plus près de la lisière de la forêt. Autrement dit, elle n’était qu’à une dizaine de mètres de lui, ce qui, à la fois le combla de bonheur et le paralysa complètement.

Qu’est-ce qu’elle était belle ! Cette fois il voyait bien son visage… Elle avait un petit nez tout mignon et des lèvres très fines. Et ses mains ! Qu’est-ce qu’elles étaient fines elles aussi, avec leurs longs doigts allongés et si délicats. En plus, elle avait de la poitrine et on voyait ses seins qui pointaient à travers le tee-shirt. Ce n’était plus une gamine comme sa sœur Pauline, qui l’agaçait parfois avec ses jeux idiots. Non, ici, il avait affaire à une vraie jeune fille, presqu’une femme. Il en avala sa salive et resta comme paralysé. D’un côté, cette maturité physique qui lui sautait aux yeux le ravissait, car il se rendait compte qu’en convoitant un tel corps il se grandissait lui-même, mais d’un autre côté la différence d’âge et de statut par rapport à lui le paralysait complètement. Oui, elle avait bien quinze ans, pour sûr, peut-être même seize. Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui dire qui l’intéresserait, lui qui allait seulement en avoir douze dans deux mois ? Elle allait le prendre pour un gamin, ça c’était sûr. C’est qu’en plus elle semblait vivre dans un univers tellement différent du sien ! Jouer de la musique comme elle le faisait, c’était fabuleux. Elle devait sûrement être riche et vivre dans un château, ce n’était pas possible autrement. Il imaginait des pièces immenses, avec des lustres de cristal pendus au plafond, des cheminées monumentales en marbre rose, des escaliers en pierre blanche larges comme les plages de l’Atlantique et qui semblaient monter directement vers le ciel, des tables de bois noir bien ciré, avec des corbeilles qui débordaient de fruits exotiques, et en plus de tout cela, une armée de domestiques qui s’empressaient de tous côtés. Dans une pièce merveilleuse aux fenêtres ogivales et aux vitraux colorés, elle devait apprendre la musique avec des professeurs de renom, descendus de Paris tout exprès pour elle. Ou bien elle jouait seule, cherchant l’inspiration, et relevait parfois la tête en contemplant, rêveuse, le jeu de la lumière sur les vitraux. Certes, c’était là un mode de vie fort différent du sien et on était fort loin, assurément, de l’écurie obscure dans laquelle il devait s’enfermer pour échapper aux coups de son beau-père. Il avait honte d’être lui-même. La petite Peugeot, leur vie errante, sa sœur et ses jeux idiots de petite fille, tout cela lui semblait tellement minable par rapport à la vie que la musicienne devait mener…

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