Combien de temps dura cette leçon de musique ? Il ne pourrait le dire, mais le soleil rougeoyait déjà à l’horizon qu’ils étaient toujours là tous les deux, à essayer de tirer de l’instrument un son qui fût un peu harmonieux. Leurs mains n’avaient pas cessé de se toucher au point que plus tard il se demanderait si c’était vraiment à la musique que la jeune fille pensait en agissant de la sorte ou si au contraire elle cherchait un moyen d’établir le contact. Il ne le saurait jamais en fait. Peut-être même ne pensait-elle à rien du tout finalement et si cela se trouvait elle ne se permettait ces effleurements que parce qu’elle ne voyait en lui qu’un enfant, tandis qu’elle, elle venait d’accéder, grâce à sa présence, au statut de professeur de musique. Comment savoir, finalement, où était la vérité ? Les filles sont tellement impénétrables…
Mais ces réflexions sur les intentions réelles de la belle musicienne, c’est plus tard qu’il se les poserait. Pour l’instant, il était tout simplement sous le charme et il avait déjà assez de mal à discerner ce qui se passait en lui, pour en plus se préoccuper du trouble qui pouvait naître en face, chez cet être magnifique qui était tout près de lui. Ce qu’il retenait, donc, c’était son émoi à lui et c’était déjà beaucoup. Voilà des jours et des jours qu’il l’observait, qu’il la trouvait belle, et l’occasion venait de lui être donnée de s’en approcher, de faire sa connaissance, de la toucher un peu du bout des doigts, et de chercher un terrain d’entente. C’était tout simplement merveilleux.
Mais il fallait partir et vite encore car l’obscurité tombait. On promit de se revoir le lendemain, on discuta de l’heure, on parlementa, on trouva un accord, on se regarda, on se sourit. Il n’y avait plus qu’à se dire au revoir. La jeune fille, un peu intimidée quand même, approcha sa joue et ils se firent la bise. Quelle intensité il y avait dans ses yeux quand elle s’écarta ! Quel trouble il y avait dans les siens ! Sans plus la regarder, il se précipita en courant vers la forêt et c’est à peine s’il l’entendit qui criait « A demain, promis ? » Dans le bois il faisait sombre, fort sombre, même. On pouvait même dire qu’il faisait presque noir. Il courait toujours, mais ce n’était pas facile car il ne distinguait pas bien les pierres du chemin. Il dû ralentir l’allure et se contenter de marcher d’un bon pas. Il était essoufflé et son cœur battait la chamade. Mais était-ce vraiment d’avoir couru ou bien était-ce l’émotion de cette journée qui remontait à la surface et surtout le trouble qui avait accompagné la bise finale ? Quel regard elle avait eu, quand elle s’était redressée ! Il se demandait s’il n’avait pas rêvé… Mais non, elle avait bien eu ce regard-là. Alors il ressentit en lui une impression étrange, qu’il n’avait jamais connue. C’était comme si sa vie, subitement, prenait un sens supplémentaire, comme si une allégresse inconnue s’emparait de tout son être. Il se sentit plein d’énergie et tout simplement heureux.
Sa progression dans la forêt, cependant, n’était pas aisée. Il commençait à ne plus voir grand-chose et même à ne plus rien voir du tout. Tant que le bois longeait les prairies, cela allait encore, une vague clarté provenait toujours de l’Ouest, mais à un certain moment le chemin s’enfonça à pic vers une rivière encaissée, tout en obliquant vers l’intérieur d’un massif de feuillus. Il commença par se griffer au feuillage épineux des buissons, puis son front heurta une ou deux fois des branches basses et à la fin, comme il fallait s’y attendre dans ce sentier à la pente abrupte, il s’étala de tout son long, tandis que son genou heurtait une grosse pierre. Il faillit pousser un cri tant la douleur fut vive. A travers ses doigts qui palpaient la plaie, il sentit que le sang coulait abondamment. Il ne manquait plus que cela ! Déjà qu’il était en retard ! Il devait bien être vingt-trois heures, maintenant... Qu’est-ce qu’on allait dire chez lui ? En attendant, il ne parviendrait à la maison que s’il prenait sur lui de continuer car personne ne viendrait le chercher ici, dans ce coin reculé de la grande forêt. Il se releva péniblement et se mit à marcher ou plus exactement à se traîner comme il put. La douleur était intense, mais quand même supportable. Après dix petites minutes, il parvint à la rivière, qu’il fallait longer, il s’en souvenait, sur quelques centaines de mètres, avant de la traverser à un passage à gué.
Il marchait précautionneusement, en prenant garde de ne pas tomber dans l’eau dont il entendait le murmure continu à ses côtés. Le sentier était étroit, très étroit même, et il fallait faire bien attention. Il parvint enfin tout en bas, près des grosses pierres qui constituaient le gué. Il n’avait pas le choix, il fallait bien traverser là, il n’y avait pas d’autre endroit. Le voilà donc qui avance précautionneusement en direction de la berge. Dans la pénombre, il devine vaguement de gros cailloux. Il en escalade un, puis un autre. Il se trouve maintenant au milieu de la rivière, car il entend l’eau partout autour de lui. Mais où est le troisième caillou ? S’il se souvient bien, ce n’est même pas un caillou, mais un gros rocher rempli de mousse, contre lequel le courant venait buter. Il ne voit rien, absolument rien. A ce moment, à une dizaine de mètres en amont, une chouette pousse son hululement caractéristique. L’idiote ! Encore un peu et il glissait ! La situation est périlleuse et à vrai dire il n’en mène pas large. Il a beau avancer un pied, tâtonner, cela ne sert rien. Alors il se penche le plus qu’il peut et avec sa main il essaie de trouver ce fameux rocher. Mais non, il ne rencontre que le vide. Il faut se rendre à l’évidence, il n’est pas au bon endroit. Le voilà donc qui rebrousse chemin en prenant garde de ne pas glisser. Tout près de lui, la chouette pousse un nouvel hululement, un peu lugubre. Une fois sur la rive, il avance de quelques mètres et tente un nouvel essai. Ah, cette fois, ça y est, cela doit être cela. Il lui semble même reconnaître la forme des pierres quand il pose le pied dessus. Une , deux, puis le gros rocher, ouf, il est en bonne voie. Bon et maintenant ? Le caillou suivant doit être un peu sur la gauche. A moins que ce ne soit sur la droite, il ne sait plus maintenant… Il cherche, il tâtonne, encore une fois. Ah, c’est sûrement cette masse sombre, la-bas, sur la gauche. Il se risque, tend la jambe le plus qu’il peut et là, catastrophe ! Il glisse sur la mousse et se retrouve assis au milieu de la rivière, avec de l’eau jusqu’à la taille. Il se relève d’un bon. Trop tard, il est trempé ! Qu’est-ce que sa mère va dire ?
Bon, mouillé pour mouillé, il n’y a plus à hésiter. Il traverse carrément en restant dans l’eau et en évitant les cailloux cette fois, c’est plus facile. Quelle idée aussi d’aller faire un gué à l’endroit où la rivière est la plus profonde ? Bon, c’est un peu normal aussi, on est dans la partie la plus basse de la vallée et si la rivière s’élargit à cet endroit et forme comme un petit barrage naturel, c’est ici aussi que le courant est le moins fort. En attendant, il est vraiment trempé et il sent que ses vêtements mouillés lui collent à la peau. L’impression est vraiment désagréable. Bon, s’il ne veut pas prendre froid, il ne faut plus traîner. Il se met à escalader la colline en face de lui. Au diable le sentier, il ne sait même pas où il se trouve. Il passe à travers tout, se griffe les jambes aux ronces, s’écorche les bras aux branches des jeunes noisetiers, cogne parfois de l’épaule contre un tronc. A flanc de coteau comme cela, il glisse, tombe, se relève, tombe de nouveau, s’agrippe aux racines pour mieux escalader, se retrouve à quatre pattes, quand ce n’est pas sur le ventre. Il se faufile sous les buissons, rampe en-dessous des feuilles de houx, se redresse enfin. Il est au sommet ! Ouf. Il a les deux genoux en sang et celui sur lequel il est tombé tout à l’heure lui fait drôlement mal. Tant pis, il faut continuer. Maintenant ce sera facile, le sentier va aller en s’élargissant jusqu’à la maison, distante d’environ deux kilomètres. Dans une demi-heure tout au plus il devrait être rentré.
Il en était là, à trottiner comme il pouvait, clopin-clopant, quand il s’arrêta net. A la clarté de lune qui commençait à se lever (elle aurait pu apparaître un peu plus tôt, celle-là !) il vit, à une vingtaine de mètres de lui, trois petites formes qui dansaient au milieu de la route. D’instinct il se mit à couvert et observa la scène. C’étaient trois renardeaux qui gambadaient et folâtraient. Ils couraient dans tous les sens, jouant à se poursuivre et quand celui qui était plus rapide rattrapait le plus lent, il venait lui mordiller l’oreille ou le cou. C’était mignon comme tout de les voir là, insouciants et jouant comme des enfants qu’ils étaient, finalement. Soudain, ils arrêtèrent de bondir et restèrent là, aux aguets. Puis, sans raison apparente, ils s’enfuirent à toute vitesse et bientôt disparurent. La renarde, qu’il n’avait pas encore aperçue et qui visiblement surveillait sa progéniture, débusqua il ne savait d’où et prit la même direction que ses petits. Il allait se relever, intrigué, quand il entendit des pas derrière lui, sur le chemin. Il se tint coi et retint son souffle. Quelques instants après, une silhouette passa, à quelques mètres de lui seulement. C’était de nouveau un homme avec un fusil en bandoulière. Etait-ce le même que l’autre jour ? Probablement. Etait-ce l’agresseur de sa mère ? Honnêtement, il n’aurait pas pu le dire, mais dans tous les cas mieux valait être prudent et attendre encore un peu avant de s’aventurer plus loin. Il laissa donc dix grosses minutes s’écouler puis reprit enfin la route, ce qui l’amena à minuit moins dix à la maison. Sa mère était dans tous ses états. « D’où est-ce que tu viens ? Qu’est-ce qui s’est passé ? Mon Dieu, mais tu es tout mouillé ! On t’a poussé à l’eau ? Tu as glissé ? Et ces genoux ! Mais tu es en sang ! » Elle s’agitait tellement qu’elle tournait autour de son fils sans prendre aucune résolution et celui-ci était à ce point assailli de questions qu’il n’arrivait pas à fournir la moindre explication à son retard. C’est Pauline finalement qui trancha. Le mieux qu’il avait à faire, c’était d’abord de changer de vêtements et de prendre un bon bain chaud, s’il ne voulait pas prendre froid. Ensuite, on désinfecterait ses blessures et il pourrait raconter son aventure en long et en large.
La mère retrouva vite son sang-froid et d’autorité elle conduisit l’enfant dans la salle de bain, non sans avoir allumé au préalable la lampe Camping-Gaz. Le pauvre tenta d’expliquer qu’à douze ans il savait quand même se laver tout seul, mais la réplique tomba comme un couperet : « Quand on voit dans quel état tu t’es mis, on se demanderait bien si tu vas vraiment avoir douze ans. » Et elle le déshabilla en un tournemain. Il se retrouva tout nu devant sa mère et sa sœur sans avoir eu le temps de protester. La situation était gênante, humiliante, même. Lui qui il y a quelques heures se comportait quasiment en adulte avec la jeune fille, voilà qu’on le traitait comme un gamin de cinq ans. Mais que faire ? Il n’était pas vraiment en position de force pour pouvoir discuter. En rentrant à minuit, crotté et blessé, il avait certes compromis la liberté dont on le laissait jouir depuis leur arrivée à La Courtine.