Une année sans grand voyage a quelque chose d’orphelin, à moins que ce ne soit qu’un long moment qui ne serve à rien d’autre qu’à apprécier encore plus le voyage futur. Il faut choisir la seconde voie, sans doute. Et encore quand je dis « grand voyage », je dis presque à tout coup : voyage en Asie. L’an dernier, vers la même époque, d’un hôtel de Tokyo, j’écoutais sur mon ordinateur portable les émissions de la nuit de France Inter (il n’y a que dans ce genre de situation qu’on les écoute, bien entendu, à cause du décalage horaire) et je me souviens du comédien Jean-Michel Ribes qui disait être tombé amoureux des voyages grâce à l’Asie. Tous les voyages qu’il avait fait auparavant, disait-il, l’avaient déçu car, au bout du chemin, il avait toujours retrouvé… lui-même. Il n’y a qu’au contact de l’Asie qu’il s’était vu débarrassé de ses propres oripeaux. Car il n’est nul voyage si ce n’est pour rencontrer un autre, qui soit un vrai autre, c’est-à-dire différent de soi-même. J’enviais beaucoup récemment Lieve Joris, qui était de passage dans une librairie grenobloise, d’avoir fait coïncider le voyage avec son métier, et en l’occurrence non un voyage rapide, fugace, comme il s’en fait tant, mais un voyage lent, au rythme des installations, permettant de faire s’épanouir les rencontres.
Le contact de l’Asie, de l’Inde surtout, et du Tibet (et notamment de cette toute petite partie de l’Inde, qui se trouve proche du Tibet, aux confins qu’elle occupe de la Chine et du Pakistan, le Ladakh) m’aura appris qu’il est une autre philosophie que la notre et surtout une autre manière d’être, qui peut-être sauront résister aux assauts répétés de l’occidentalisme.
Non que la civilisation occidentale n’ait rien apporté, après tout elle nous a donné « La Ronde de Nuit » de Rembrandt, les aquarelles de Venise par Turner et les sonates nos 9 et 10 de Ludwig van Beethoven, pas si mal. Mais elle a apporté aussi, outre les désastres que l’on sait au XXème siècle, une vision du monde qui engendre surtout de la souffrance. Cette souffrance s’écrit « séparation », séparation du corps et de l’esprit, de l’être et de l’avoir, séparation du penser et du sentir, et la pire de toutes : de la vie d’avec la « valeur de la vie ». C’est par exemple assez stupéfiant d’entendre dans le débat actuel sur les retraites, dire constamment que puisque l’espérance de vie augmente, la durée du travail doit aussi augmenter, comme si la vie n’était qu’un capital et la durée du travail une sorte d’impôt que l’on prélève sur elle.
Un livre récent, Tibet, une histoire de la conscience , de J-P. Barou et S. Crossman (pas très bon de mon point de vue, un peu trop superficiel, mais non entièrement dénué de mérites malgré tout) tente d’expliquer ce que vie et conscience signifient du point de vue d’une philosophie orientale, en l’occurrence le bouddhisme tantrique (celui pratiqué au Tibet, aussi dénommé vajrayana, ou « voie du diamant » car on vise à faire de la conscience un outil aiguisé comme un diamant). Dans la tradition occidentale, la conscience est perçue comme un théâtre où des perceptions s’agitent, « nous » avons un rôle passif, au point que d’ailleurs, les sciences cognitives modernes rencontrent la question : mais après tout, pourquoi la conscience ? à quoi sert-elle, puisque les opérations cognitives, que l’on peut modéliser, pourraient agir toutes seules ? Le neuro-biologiste Francisco Varela s’étonnait, il y a une quinzaine d’années de ce que nous soyons finalement moins confrontés au problème du corps et de l’esprit qu’à celui de… l’esprit et de l’esprit (il reprenait les termes d’un autre cogniticien, Ray Jackendoff , pour qui le premier « esprit » était l’esprit computationnel et le second, l’esprit qu’il qualifiait de « phénoménologique », mais alors que Jackendoff se satisfaisait de cette opposition, Varéla s’en inquiétait). Dans les philosophies orientales en question, la connaissance n’arrive pas à une telle impasse. L’esprit est actif, et les nombreuses techniques (méditation, attention vigilante etc.) ont pour but de modifier la conscience. Notre civilisation occidentale n’a jamais été capable de l’envisager : les humains que nous sommes se résignent à leur sort, et moi qui ai l’occasion ces temps-ci, pour des raisons familiales, de visiter des résidences pour personnes âgées, je me rends compte à quel point les « soins » sont extérieurs et les consciences encouragées dans leur passivité. Suggérer autre chose serait bien mal perçu et hors de notre vision d’occidentaux.La doctrine du « care » dont se réclame Martine Aubry (avec beaucoup de courage) irait peut-être dans ce sens, mais d’une façon bien timide (et avec tellement de contresens… voir à ce sujet la tribune de l’incorrigible Onfray dans « le Monde » du 12 juin).
Ce billet n’est pas une incitation à se convertir au bouddhisme. Le bouddhisme a sa spécificité et son aire de développement (même si l’actuel Dalaï-lama est parvenu de manière spectaculaire à l’élargir à la quasi totalité de la planète) et il n’est pas sans scories qui perturbent sa propre histoire. Mais simplement une invitation au voyage. C’est-à-dire à aller voir AILLEURS.