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Kranzler chapitre 8

Publié le 13 août 2008 par Kranzler

  

P

hilippe n’avait jamais été un garçon comme les autres. Un été – Madame Havard se rappelait avec précision de quel été il s’agissait et pouvait donc affirmer qu’il n’avait alors que trois ans – une chose réellement surprenante était arrivée. Elle revoyait la scène comme si elle se déroulait devant ses yeux, avec une grande acuité de détails qu’elle semblait maintenant décidée à faire partager à Kranzler : la plage à marée basse, le parasol à rayures bleues. Ce devait être début août et elle avait vingt-quatre ans ; l’enfant portait un bob sur lequel était dessiné un voilier, et il s’amusait à chercher parmi les coquillages des morceaux de verre dépolis par la mer.

Le premier avion était arrivé par l’ouest, un de ces avions publicitaires qui longeaient la côte à basse altitude et faisaient la réclame pour tout et n’importe quoi. Les lettres rouges sur la banderole formaient le mot Dunlop, que l’enfant avait lu à haute voix et avec la plus grande aisance. Environ une demi-heure plus tard était passé le second avion. Celui-là tirait une banderole beaucoup plus longue informant les touristes sur l’organisation d’une course automobile, et avec la même facilité, comme s’il s’agissait pour lui d’une occupation parfaitement naturelle, le jeune garçon avait lu les mots au fur et à mesure qu’ils avançaient en lettres jaune vif dans le ciel.

Le père de l’enfant, à qui l’anecdote avait été rapportée le soir même, avait refusé de la prendre au sérieux. C’était un homme buté ne supportant pas la contradiction, et Madame Havard avait une profonde gêne à se rappeler que plus tard dans la soirée il était entré dans une colère indescriptible, refusant l’idée d’avoir un petit singe savant à la maison.

Monsieur Buisson avait des crises semblables plusieurs fois par an, de façon totalement imprévisible. Elles le prenaient le plus souvent le soir au moment du repas. A table, il éclatait de rage aussi subitement qu’un volcan et sa voix perdait alors tout caractère humain – en plus, les mots qui sortaient de sa bouche étaient épouvantables. Il arrivait quelques fois qu’il daigne s’excuser le lendemain, expliquant sommairement qu’il tenait sans doute cette irritabilité excessive de sa mère, qu’il avait vu tomber par terre dans la cuisine un jour qu’il était jeune enfant, prise de convulsions qui devaient être épileptiques.

Il avait toujours la même façon de prononcer cette phrase, comme si elle constituait une vérité supérieure qui forcément l’excusait de tout et ne pouvait qu’être acceptée sans discussion par ceux qui l’entouraient.

Cela ennuyait beaucoup Madame Havard de ne pas pouvoir mettre un nom précis sur ces épisodes de démence – démence, le mot ne lui semblait pas exagéré même si les crises cessaient aussi spectaculairement qu’elles éclataient. Par chance pour elle, elles avaient débuté alors qu’elle était déjà une jeune fille. Ou bien alors, il y en avait peut-être eu d’autres avant, durant son enfance, mais soit elle n’y avait pas assisté, soit elle n’en avait pas conservé de souvenir. La première qu’elle se rappelait avait eu lieu avait eu lieu alors qu’elle avait seize ou dix-sept ans. Un soir, inexplicablement, son père n’était pas rentré dîner ; elle avait été réveillée en sursaut par la voix dans le milieu de la nuit. Une voix qui sur le moment lui avait semblé ne pouvoir être que celle d’un ogre ou d’un fou.

Catherine et Philippe, eux, avaient été exposés au phénomène à un âge beaucoup plus bas et à présent elle voulait bien concevoir qu’ils en aient conservé des traces. A présent, oui, mais à l’époque elle avait d’autres préoccupations – et Kranzler pensait en l’écoutant qu’elle avait nécessairement bu au moins trois martini dans l’après-midi pour sortir ainsi de sa réserve.

Plus que jamais, il trouvait en l’observant que la chirurgie lui avait offert un étrange cadeau. Un visage qui avait l’arrogance de refuser les années, voilà ce qu’elle était. Plastiquement, il était toujours d’avis qu’il n’y avait rien à redire sur le résultat. Et en même temps, quelque chose ne collait pas. Un détail qu’il n’arrivait pas vraiment à situer et qui ne faisait pas vrai – un peu comme entendre des voix sur un film muet.

A l’époque, qui était-elle ? Une jeune fille promise à un avenir insouciant et brillant, essentiellement cela. Son père, qui s’était fait lui-même et souffrait d’avoir eu une éducation incomplète, avait voulu qu’elle fréquente les meilleurs établissements scolaires, et elle avait su lui faire honneur. Mais Camille Buisson, toujours première de la classe, enviée des autres élèves, vivait avec une blessure secrète : à quoi en effet pouvait servir d’avoir deux maisons si grandes si elle n’avait ni frère ni sœur avec qui partager ses jeux ? Pourquoi l’entêtement de ses parents à lui refuser ce que toutes ses camarades avaient ? A la sortie de l’école, elle baissait les yeux et rougissait en voyant les autres mères, les mères normales qui avaient plusieurs enfants, et lorsqu’elle jouait au jeu de l’oie c’était en face d’une chaise vide, en compagnie d’une partenaire invisible qu’elle appelait l’autre.

A la puberté, elle s’était même mis en tête que sa mère ne pouvait plus avoir d’enfants, ou même qu’elle n’en avait peut-être jamais eu pour de vrai – qui en effet pouvait lui prouver qu’elle n’avait pas été adoptée ? Il fallait donc comprendre sa stupeur l’année de ses vingt ans puis la suivante lorsqu’elle avait vu par deux fois s’arrondir le ventre de sa mère – un ventre mort, comme elle l’appelait à tort jusque là, et qui lui apportait tardivement ce qu’elle avait longtemps attendu.


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