Magazine Journal intime

Le problème de l'amour

Publié le 11 décembre 2007 par Ali Devine

"Stéphanie -Msieu, jamais on fait vie de classe.
Moi -Tu plaisantes. On en a faite une la semaine dernière.
Stéphanie -Mais on a des choses à dire.
Moi -Vous avez toujours des choses à dire. Si je vous écoutais, on pourrait faire vie de classe tous les jours. Et je sais ce que vous me raconteriez : les profs vous donnent trop de devoirs, ils vous parlent mal et ils vous punissent alors que, sur le Coran, vous n'avez rien fait.
Agit -C'est pire que ça, msieu.
Moi -Pire que ça ? Laissez-moi deviner : ils ont essayé de vous forcer à travailler ? Ça, c'est vraiment méchant de leur part.
Stéphanie -Mais Msieu, arrêtez de vous moquer ! Écoutez-nous un peu !
Cindy-Lou -Ouais, on veut parler de Monsieur Bonhomme.
Moi -Ah, nous y voilà. Je m'y attendais, figurez-vous.
Plusieurs élèves -Et pourquoi ?
Moi -Parce qu'il vient de me remettre un nouveau rapport à propos de vous.
Stéphanie -Ouaaah ! Un rapport ! Il est malade !
Moi -Stéphanie, si tu répètes encore une fois ce genre de choses, je te colle mercredi après-midi, c'est compris ?
Naoufel -Et qu'est-ce qu'y dit dans son rapport ?
Moi -Eh bien la même chose que d'habitude. Votre niveau en français est mauvais, ce qui n'est pas forcément votre faute ; mais vous ne faites aucun effort pour rattraper votre retard. Les cours ne se passent pas bien, parce que vous faites de la résistance : vous n'appliquez pas les consignes, vous essayez de négocier quand il vous donne des devoirs, ce qui est idiot, puisque la plupart d'entre vous ne les font pas de toute façon. Le résultat, et je m'en aperçois bien quand je lis vos copies, c'est que la plupart d'entre vous parlent et écrivent le français comme si c'était une langue étrangère pour eux. Ah oui ! il dit aussi, plus précisément, que certains élèves perturbent les cours en faisant n'importe quoi. Dois-je vraiment préciser (dis-je en regardant fixement Agit, puis Naoufel) qui sont les perturbateurs en question ?
Agit et Naoufel -Qui ? Moi ?
Moi -A votre avis ?
Agit et Naoufel -Ouaaaaah ! Trop dégoûté !
Stéphanie -Eh msieu, y parle pas de moi, msieu Bonhomme, dans son rapport, d'accord ? Bon bah moi, je peux vous dire que Naoufel, pour une fois, il a rien fait. Il était tout calme au premier rang, on croyait qu'il était malade.
Moi -Stéphanie, le faux témoignage est puni par la loi.
Stéphanie -Pourquoi vous dites ça ? Pourquoi vous le croyez lui et pas moi ?
Moi -Stéphanie, tu es une fille intelligente, alors tu dois certainement comprendre pourquoi je crois mes collègues plutôt que mes élèves.

(Deux ans avant mon arrivée au collège, François Bonhomme a été accusé par une de ses élèves de quatrième de l'avoir touchée. Cette plainte était étayée par le témoignage de plusieurs copines, qui avaient tout vu, les gestes déplacés, les larmes de la pauvre victime. L'affaire s'est terminé par la condamnation de la gamine pour dénonciation calomnieuse. C'est une épreuve que je n'aimerais pas vivre.)

Agit -Msieu, je peux vous dire un truc ? Msieu, sur la tête de ma mère j'ai rien fait.

(Chaque fois qu'un élève emploie cette expression, je repense à une scène de Tirez sur le pianiste, de Truffaut. Un truand jure je ne sais quel bobard "sur la tête de sa mère", et on voit, dans une petite incrustation en haut à droite de l'écran, une pauvre vieille dame qui s'effondre dans sa chambre, victime d'une attaque cardiaque fulgurante.)

Agit -... sur la tête de ma mère j'ai rien fait. Jreconnais, j'ai pas fait mes devoirs. Mais de toute façon je vais être puni, puisque j'aurais zéro, d'accord ? Alors après, pendant les cours, sérieux jsuis trop sage, jpose des questions et tout, et vous savez quoi msieu ? Eh ben y mrépond même pas. Y dit "Tais-toi !", alors que je fais que poser des questions. Eh mais pourquoi y me traite comme ça lui ?
Moi -Agit, je crois que je peux comprendre monsieur Bonhomme. Si tu prends la parole à tort et à travers, sans l'avoir demandée, pour lui demander de répéter des consignes qu'il a déjà donnée cinq fois, et que tu n'as pas entendue, parce que tu n'écoutais pas, ben c'est un peu normal qu'il t'envoie bouler, tu ne crois pas ? C'est pas un distributeur automatique de réponses monsieur Bonhomme, c'est un prof. Un être humain. Des fois il est fatigué, énervé, ou malade, et alors il n'a pas forcément envie de te répondre avec gentillesse et humour, comme je suis sûr qu'il fait habituellement. Alors mettez-vous à sa place.
Cindy-Lou -"Gentillesse et humour !" Msieu Bonhomme ! Wouarf.
Agit -Eh mais monsieur, vous dites toujours ça, mettez-vous à notre place, mettez-vous à notre place. Mais vous, essayez un peu de vous mettre à notre place. Vous croyez que c'est facile ?
Moi -Honnêtement oui, je crois que c'est plus facile. Si vous voulez, vous pouvez vous asseoir dans un coin et vous faire tranquillement oublier. Tiens, le dernier jour, j'ai vu Bernadette qui dormait au fond de la classe, ...
Bernadette -Ouah msieu, c'est pas vrai ! (et elle rit, car elle sait bien que si.)
Moi -...eh bien je ne l'ai pas réveillée, je ne lui ai pas demandé de se mettre au travail, parce que j'ai pensé que tant qu'elle dormait elle ne bavardait pas. Voilà. Alors que nous, les profs, on ne peut pas se planquer, voyez-vous. Il faut toujours qu'on soit là, debout, devant vous, à essayer de vous expliquer des choses que vous ne comprenez pas, des choses que bien souvent, vous n'avez aucune envie de comprendre.
Agit -Ouais mais nous aussi on peut être fatigués ou énervés, comme vous dites. Moi je me suis fait voler mon portable hier, ben pourtant je vous ai pas empêché de faire cours.

(De forts soupçons pèsent sur Naoufel. Il a nié, bien entendu, mais je sais aussi qu'il a essayé de consoler Agit en lui disant : "Qu'est-ce tu pleures pour un portable ? Il était tout pourri ! Je t'en vole un mieux, stu veux.")

Moi -Il n'aurait plus manqué que ça. D'abord, pourquoi est-ce que tu amènes ton portable au collège ? Tu vis à 500 mètres !
Stéphanie -Eh mais msieu, c'est autre chose qu'on voulait vous dire sur Monsieur Bonhomme.
Moi -(Soupir) Et qu'est-ce que c'est, cette affreuse révélation ?
Stéphanie- Il nous aime pas.
Moi -Comment ?
Plusieurs voix, dont celles d'Agit et Stéphanie -Il nous aime pas.
Moi -Mais de quoi vous me parlez ? C'est pas son boulot de vous aimer, enfin ! Vous avez des parents pour ça ! Ya pas de module "amour" à l'IUFM, désolé !
Plusieurs voix -C'est quoi l'ihueffème ?
Moi -Laissez tomber. Ce que je veux vous dire, et j'espère que vous le comprendrez, c'est que même si vous avez l'impression que Monsieur Bonhomme ne vous aime pas, même si vous ne l'aimez pas vous-mêmes, vous devez vous rendre compte que la matière qu'il vous enseigne, elle, elle est très importante. Et ce serez complètement idiot que vous n'appreniez rien en français parce que le prof ne vous paraît pas suffisamment sympa, pas suffisamment cool. Alors ne vous focalisez pas sur lui et essayer de prendre tout ce qu'il a à vous donner, OK ?
Bogdan -Ouais mais msieu, on apprend mieux quand on aime bien le prof.
Plusieurs voix, dont la mienne -C'est vrai.
Agit et Stéphanie -Il nous aime pas.



Ma femme et moi emmenions régulièrement notre fils Louis à la PMI quand il était bébé. Nous vivions alors à Moizy-sous-Bois, une commune pauvre du Val-de-Marne. Partout, sur les murs du local où les enfants patientaient avant qu'on les examine, les puéricultrices avaient punaisé des affichettes qui martelaient le même message.

"Mères ! Parlez à vos enfants !"

"Ils ont besoin que vous leur montriez votre amour."

"Câlinez vos tout-petits ; chantez-leur des comptines, racontez-leur des histoires."
. Pour un grand nombre des mamans qui passaient dans ces lieux, ces messages étaient destinés à rester lettre morte ; d'ailleurs certaines étaient analphabètes. Elles passaient leur temps à parler entre elles à voix très forte. Quand elles étaient seules, elles rêvassaient. Rien ne semblait pouvoir les sortir de leur indifférence torpide, et leurs petits pouvaient faire à peu près tout ce qu'ils voulaient. Elles n'intervenaient qu'en cas de danger imminent, si l'enfant bleuissait ou se rapprochait d'une prise de courant. J'ai souvent éprouvé de la compassion pour ces enfants qui semblaient grandir seuls comme des arbres de la forêt. Mais, perplexe ou un peu lâche, je n'ai jamais rien dit.
Je me suis souvent posé deux questions. La première : pourquoi ces mères se comportent-elles ainsi ? Je ne me permettrais pas de penser qu'elles aiment moins leurs enfants que je n'aime le mien. Louis est mon premier et à ce jour seul enfant, j'étais un jeune père très anxieux, et je me disais parfois, en observant leur placidité, que tout cela était culturel, qu'elles élevaient leurs gamins selon une tradition que je n'avais pas à juger, et que je ferais certainement moins le malin si j'avais huit enfants au lieu d'un seul. D'ailleurs, ces mamans avaient fait l'effort d'emmener leurs bébés à la PMI, ce qui témoignait d'un certain souci de leur bien-être. Mais avec le temps, je suis de moins en moins convaincu par ce travail d'auto-persuasion politiquement correct. Et il faut peut-être reconnaître pour commencer que quand on fait huit enfants, on a de fortes chances d'être une mère négligente.
La deuxième question que je me pose est : que devient l'enfant à qui ses parents ont négligé de parler pendant les trois premières années de sa vie ? J'ai déjà eu quelques éléments de réponse quand, quelques mois plus tard, mon fils a commencé à fréquenter une halte-garderie de la même commune, où il était l'unique rejeton d'une famille des classes moyennes. Louis faisait l'émerveillement du personnel : il souriait, il était gai, il cherchait à communiquer avec les autres ; il savait comment manipuler un livre. Cet enfant normal faisait exception.



-Aaaah, bordel, mais qu'est-ce que c'est que ces gens ? On dirait que la scolarité de leurs gamins m'intéressent plus qu'eux ! Ils pourraient tout de même faire un effort !
-Qu'est-ce qui se passe ? me demande avec placidité un collègue.
-Il y a cinq perturbateurs dans la classe dont je suis prof principal. Je viens d'appeler chez les parents de quatre d'entre eux. Il y en a une qui ne répond jamais aux messages que je laisse sur son répondeur, une qui ne parle pas français, un qui a abrégé au maximum la conversation et une qui m'a dit : "Je vais en parler à son père, il va payer ça."
-Et le cinquième ?
-Ben c'est Agit Aksu, je vais appeler sa mère, là.
-Tu sais, ça m'étonne pas beaucoup. Moi, la dernière mère d'élève que j'ai vue, elle m'a dit : "Moi, j'y arrive plus avec Kévin, mais vous, il vous aime bien. Alors est-ce que vous pourriez vous occuper de lui ?" Texto.
-Pu-taaaain. Et elle te file ses allocs en échange ?
-Non mais attends, moi, j'ai 24 ans, je suis un peu jeune pour adopter un gamin qui en a 13.
-Bon, excuse-moi, faut que je passe mon dernier coup de fil. (...) Bonjour, madame. Vous êtes la mère d'Agit Aksu ?
- (Voix endormie) Oui, c'est moi.
-Je suis M. Devine, son professeur principal. Vous avez cinq minutes à me consacrer ?
-Oui, oui.
-Voilà, je vous téléphone parce que nous avons beaucoup de problèmes avec Agit en ce moment. Il perturbe pratiquement tous les cours. Il n'est pas méchant, hein, ce n'est pas un voyou, là-dessus je peux vous rassurer. Mais les enseignants sont tout de même souvent obligés de l'exclure de leurs cours parce qu'autrement, ils ne peuvent pas faire leur métier. Et comme en plus, Agit ne travaille pas du tout, et que ses notes sont très basses, on a une situation inquiétante. Voilà.
-Ah.
-Vous êtes surprise par mon coup de fil, madame ?
-Non, pas vraiment, j'avais déjà vu en regardant son carnet de liaison qu'il y avait un problème.
-Et heu... excusez-moi de vous poser la question, mais vous avez fait quelque chose ?
-J'ai essayé, mais il ne m'écoute pas. Vous savez, ce n'est pas facile, hein. C'est... Je peux vous parler ?
-Bien sûr, madame. Je ne demande pas mieux.
-Mais vous n'allez pas répéter ce que je vais vous dire, d'accord ?
-Je vous le promets.
-Voilà, vous savez, Agit, c'est un enfant qui a une histoire particulière. Il n'a jamais connu son père, je dois l'élever toute seule. Alors il n'est certainement pas le seul dans ce cas, mais lui, il le vit très mal, surtout maintenant qu'il est un adolescent. Il me fait des reproches sur la façon dont j'ai fait ma vie. Et il essaie de prendre la place de l'homme, dans notre petite famille. C'est vrai que ses grands-parents le lui ont peut-être un peu trop répété, que c'était lui, l'homme, maintenant, qu'il devait me protéger. Qu'est-ce que vous voulez, il a fini par le croire. Donc vous comprenez que quand je lui dis que ça ne va pas, qu'il fait n'importe quoi, il ne m'écoute pas. Il me répond : "Mais toi aussi, t'as fait n'importe quoi."
-Ah.
-Et le seul qui a un peu d'autorité sur lui, c'est son oncle, mais je ne veux pas le déranger à chaque fois qu'il y a un problème avec Agit. D'abord je dois pouvoir régler ça moi-même. Et puis, son oncle, c'est un homme bon, mais de temps en temps ça peut lui arriver aussi d'être un peu violent. Alors moi, vous savez, je suis la mère d'Agit tout de même, je ne veux pas qu'il se fasse frapper.
-Bien sûr.
-Et puis Agit, aussi, comment vous dire ? Il a un immense besoin qu'on s'intéresse à lui. Moi vous savez, j'ai un compagnon en ce moment, et ça se passe très mal, avec Agit. Si je fais un bisou à mon ami et qu'Agit le voit, il va falloir que je lui en fasse dix, sinon c'est la crise totale. C'est pour ça que... je peux pas vous demander d'aimer Agit, bien sûr, mais vous devez savoir que c'est un enfant, il est... comment dire...
-...en manque ?

-Oui, c'est un peu ça, en fait. Il veut toute l'attention pour lui.
-Et vous pensez que c'est ça qui explique son comportement pendant nos cours ?
-Ah oui, je pense. Vous savez, je sais que ça se passe très mal avec un de vos collègues, monsieur Bonhomme, il s'appelle, je crois.
-C'est le professeur de français.
-Oui, eh bien à chaque fois qu'Agit me parle de lui, il me répète la même chose, comme quoi monsieur Bonhomme ne l'aime pas, qu'il ne veut pas répondre aux questions, qu'il l'ignore, et ainsi de suite.
-Madame, j'ai déjà parlé de ça avec mon collègue, et je peux vous dire qu'il a de très bonnes raisons de se comporter de cette façon.
-Oui, je sais, mais si vous pouviez lui dire d'être un peu plus gentil avec mon fils ? Agit, vous savez, c'est pas un enfant méchant, d'ailleurs vous l'avez dit vous même. Il a juste besoin de sentir un peu d'affection chez l'adulte.
-Madame, je ne peux rien vous promettre. Je ne veux pas minimiser les problèmes de votre fils, mais dans sa classe, il y en a d'autres qui n'ont pas non plus une vie toute rose. Il y a une élève dont la maman a un cancer, une autre dont les parents ont divorcé l'année dernière et qui passent leur temps à se jeter des mauvais sorts par marabouts interposés, enfin c'est pas la petite maison dans la prairie, si vous voyez ce que je veux dire. Et pourtant ces élèves se tiennent bien.
-Oui, mais Agit, c'est un enfant très sensible. Et c'est le mien. Dites-moi que vous essaierez de parler avec les autres professeurs.
-Je veux bien, mais vous, vous allez parler avec votre fils.
-Oui. D'accord.
-Il y a une autre chose dont je voulais vous parler. Le lundi et le mardi, je vois Agit à huit heures, et il a souvent l'air absolument épuisé, comme s'il sortait d'une nuit blanche. Vous avez remarqué la même chose ?
-Ah oui, il a des problèmes d'insomnie. Il rentre dans sa chambre à dix heures et demie, mais il n'arrive pas à s'endormir. Et puis...
-Oui ?
-Et puis c'est vrai que des fois, il y a des copains ou des copines qui l'appellent à des heures... le dernier soir, ça a sonné chez lui à trois heures du matin ! Et il a discuté pendant une heure ! Moi, je ne suis pas entré dans sa chambre, ça n'est plus un bébé et il a le droit d'avoir son jardin secret... mais je marchais dans l'appartement, je faisais du bruit pour qu'il comprenne que je m'étais réveillée et que je me faisais du mauvais sang... vous vous doutez, un appel en pleine nuit, on pense tout de suite aux pires choses...
-Mais finalement, est-ce que c'est vraiment indispensable qu'il ait son propre téléphone ? Il est encore bien jeune, non ?
-Ben au début je le lui avais acheté pour rester en contact avec lui dans la journée. Avec la vie qu'on mène, c'est important, vous savez, de pouvoir localiser vos enfants quand vous êtes bloquée au boulot. Et puis évidemment, ce téléphone, il a fini par s'en servir pour appeler ses copains.



Les deux tiers de mes élèves disposent d'un téléviseur et d'un téléphone portable personnels. Ceux qui n'en ont pas sont soit les plus pauvres, soit la petite minorité issue des classes moyennes. Souvent les parents convoqués au collège à cause des mauvais résultats ou des transgressions de leur enfant se défendent de la façon suivante : "Je ne comprends pas, on fait tout pour lui, il ne manque de rien." Au début de l'année, j'ai explicitement suggéré au papa de l'un des élèves, le lent et mou Marius, que tous ces biens pouvaient être considérés comme des récompenses et non comme des dus, qu'il ne deviendrait pas un père indigne s'il confisquait la Playstation de son fils jusqu'à ce que celui-ci se décide à bosser un minimum. Il a eu l'air surpris. C'est un homme d'origine haïtienne, venu en France pour travailler dur et offrir à sa famille ce qu'il y a de meilleur. L'idée ne lui était apparemment jamais venue qu'il puisse mettre des conditions au confort matériel de son fils. Les plaintes des professeurs, pourtant, l'affectaient sincèrement : la paresse de cet enfant trop gâté était un grain de sable imprévu dans ses rêves de réussite. Je me souviens de ses mains calleuses et de son français incertain ; je me souviens aussi du regard échangé par Marius et son père à la fin de notre entrevue, et de leur embrassade furtive.



J'organise, pour mes élèves de 4° F, un petit jeu de rôle : nous allons mettre en scène leur futur conseil de classe, et chacun d'eux incarnera un professeur. Agit réclame le rôle de M. Bonhomme, que je lui confie bien volontiers. Quand vient son tour, il dit :
"Ouais, ya trop de bavardages dans cette classe. On peut pas travailler, c'est pas bien. Et pis ya un élève qui arrête pas de faire des problèmes, c'est Agit. Tout le temps jdois le reprendre, tout le temps y s'agite, il arrête pas de poser des questions alors que j'ai déjà répondu, moi je crois qu'il est bête. On peut pas travailler avec lui."
Ses camarades sont hilares à l'écoute de cette autocritique convaincante. Je demande :
"Alors, M. Bonhomme, qu'est-ce que vous comptez faire avec cet élève ?"
Il hausse les épaules.
En y réfléchissant, je finis par me demander si Agit n'a pas choisi M. Bonhomme, dans la vie comme dans notre jeu de rôle. Ils s'entendent très mal, mais le conflit est après tout une forme de relation -une relation, même, singulièrement intense dans leur cas. Le discours d'Agit est ambivalent : le plus souvent il se présente comme la victime d'une haine injustifiée ; parfois au contraire, il prend toutes les fautes sur ses frêles épaules.
Mais ce qu'il refuse de toutes ses forces, c'est d'être abandonné au sort des élèves ordinaires.



J'ai eu quatorze ans, moi aussi, et je me souviens de quelques professeurs remarquables. L'un d'eux m'a enseigné les sciences naturelles tout au long de mes quatre années de collège. Il s'appelait M. Pauwels.
Dans le magma de souvenirs brumeux et imprécis que m'ont laissé les pénibles années de l'adolescence, j'ai gardé de lui quelques images très vives. Je me souviens aujourd'hui encore, à plus de 20 ans de distance, du cours où il nous avait expliqué pourquoi les algues n'ont pas toutes la même couleur -et c'est tout de même un bel exploit que d'être parvenu à me tenir en haleine avec un sujet pareil. Je me souviens de l'excursion qu'il avait organisée pour aller chercher des fossiles dans une carrière de calcaire et de ma jalousie envers ceux qui avaient découvert des ammonites et d'autres merveilles, alors que je ne trouvais que d'insignifiantes petites crottes. Je me souviens à l'inverse de ma fierté débordante lorsqu'à l'occasion d'une autre sortie en bord de mer, à Wissant, j'avais déniché une sorte de long ver où il avait reconnu un specimen de Nereis virens ; et je l'avais ramené au collège comme un trophée inestimable, sans me rendre compte que la bestiole était en train de crever dans le sachet plastique percé où je l'avais emprisonnée.
Il n'était pas si aimable. Dès mon deuxième cours avec lui, j'avais eu droit à une engueulade monumentale et à une heure de colle parce que j'avais représenté une feuille d'érable d'une façon qui ne lui convenait pas. Il était dur et redoutable dans ses colères, toujours maîtrisées pourtant. Je ne suis jamais allé discuter avec lui à la fin d'un cours, comme je le faisais avec mes charmantes profs de français. Mais j'aimais passionnément les choses qu'il m'apprenait et la façon dont il me les apprenait. Je n'avais pas d'affection pour lui, mais j'avais du respect et de l'admiration. Il me permettait de comprendre le monde et je lui en savais gré. Je crois encore revoir les phasmes qui s'échappaient de leur vivarium et déambulaient entre nos trousses, provoquant de petits cris effarouchés des filles. Mon coeur battait quand j'entrais dans la salle gardé par un squelette et pleine d'objets étranges, où je me sentais comme dans la maison d'un sorcier.
Ah ! comme les choses étaient différentes alors.



Quelques jours après ma conversation avec sa mère, Agit se présente au collège avec un énorme cocard. Il a l'air épuisé et triste. Il ne veut pas en parler mais les commères de service m'apprennent qu'il a été impliqué la veille dans une bagarre à la sortie du collège. Puis il est rentré chez lui, s'est disputé avec sa mère, et celle-ci l'a mis à la porte. Il était censé passer la nuit chez ses grands-parents, mais je ne serais pas exagérément surpris si on me disait qu'il a en fait dormi dans une cage d'escalier. Je décide de rencontrer la maman pour un échange de vues.
En voyant madame Aksu pour la première fois, je suis surpris. Elle est jeune -une petite trentaine ; elle ne devait pas avoir 20 ans à la naissance d'Agit. Elle est belle et séduisante. Elle s'exprime bien et je finis par oublier sa voix nasillarde et un peu traînante. Son charme physique est sans doute l'une des données à prendre en compte pour comprendre le comportement de son adolescent de fils.
A M. Bonhomme et à moi-même, elle dit qu'elle n'en peut plus, qu'Agit est peut-être trop sensible, que son indiscipline n'est qu'une manifestation de cette sensibilité ; et elle nous réclame de la compréhension voire, si nous nous en sentons capables, un peu d'affection. Mon collègue décline et rappelle avec bon sens que les règles sont les mêmes pour tous.
A la fin de notre entretien, Agit fait son apparition. Avec son oeil au beurre noir et ses vêtements chiffonnés, il est absolument pitoyable. Je dis : "Quand on parle du loup !", mais il a plutôt l'air d'un chien battu. Il n'ose pas s'approcher de sa mère ; leur dispute est encore trop fraîche. M. Bonhomme et moi, nous nous esquivons.




Pendant ce temps, quelque part à Bobigny ou à Diyarbakir, un homme vieillit en ignorant tout des souffrances de l'enfant qu'il a engendré.

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