Récemment (« le Monde » du 12/06), un article attira mon regard. Son auteur : Michel Onfray. Son titre assez curieux : « Martine, Carol, Simone et les autres ». Il y était question de la philosophie du care qui, comme on le sait, vient d’être visitée par Martine Aubry afin de rafraîchir un peu le corpus idéologique du PS. J’avais compris jusqu’à présent que cette doctrine était un ensemble d’idées venu de la réflexion de philosophes américaines, dont une certaine Carol Gilligan , idées qui visent à installer au cœur de notre société ce minimum d’empathie sans quoi elle s’effondre. Ce minimum tend à faire défaut en France depuis une dizaine d’années, c’est-à-dire depuis que le rouleau compresseur de l’arrogance et du cynisme conjoints à l’individualisme débridé est passé par là, commençant son travail un beau jour d’avril 2002, pour se faire encore plus lourd après un triste jour de mai 2007.
Mais l’article du bel Onfray ne parlait pas de ça. Il attaquait celles qu’il baptisait avec un peu de mépris « Martine » et « Carol » et il le faisait au nom d’une thèse qui pouvait paraître recevable. Il disait que ces dames dévoyaient le féminisme en prétendant que les femmes étaient dotées de « qualités » supérieures à celles des hommes et que c’était sur elles qu’il fallait baser une politique. Une sorte de sexisme à l’envers en quelque sorte. Et très bizarre à mon avis venant d’une philosophe américaine en plein dans le bain des réflexions sur le « genre » (plutôt que sur le sexe). Onfray n’hésitait pas à écrire à propos de Carol Gilligan :
Qui est cette femme ? Une philosophe dite féministe. Pourquoi dite ? Parce qu’il me semble qu’il est des féminismes dont les femmes pourraient bien se passer tant ils réjouissent les machistes…
Et il enfonçait le clou :
Lorsque Carol Gilligan écrit : “Les femmes se définissent non seulement dans un contexte de relations humaines mais se jugent en fonction de leur capacité à prendre soin d’autrui (care)”, est-ce que l’on ne retrouve pas l’ancestrale définition, bien peu féministe et très machiste, des femmes différentes des hommes parce qu’elles sont douces, tendres, affectueuses, altruistes du fait que la physiologie de la maternité les distinguerait des hommes ? Où l’on retrouverait le destin des femmes écrit dans leur utérus…
Je dois bien confesser que je n’avais pas lu Carol Gilligan et que j’étais bien en peine, donc, d’argumenter face à de telles accusations. Mais qu’à cela ne tienne : pour la somme modique de 15 euros, vous pouvez vous procurer un petit livre fort bien fait, qui rassemble de nombreux articles parus sur elle, sous la direction de Vanessa Nurock : « Carol Gilligan et l’éthique du care » , aux PUF, collection débats philosophiques. Parmi les intervenant(e)s figurent des philosophes moins connu(e)s que notre Onfray national, mais connus quand même, pour la bonne cause, c’est-à-dire pour leur rigueur. Je veux parler par exemple de Sandra Laugier.
Carol Gilligan
En réalité, comme je m’y attendais, Onfray a tout faux. En extrayant les citations de leur contexte, il fait comme si Carol Gilligan pensait que les qualités liées au soin et à l’attention envers l’autre étaient des qualités naturelles des femmes, alors qu’elle dit tout le contraire. Ce qu’elle dit, c’est que de telles qualités, n’ayant pas été suffisamment glorifiées par notre société capitaliste, ont échu aux femmes, de façon « culturelle » en quelque sorte, et non naturelle. Maintenant nous sommes à un point de l’histoire où tout le monde, hommes y compris, doit récupérer ces qualités pour en faire celles de tous, et il n’est jamais bien sûr question de les laisser aux seules femmes.
Voilà comment on manipule les idées. Comment un « intellectuel » qui se prétend proche du peuple se permet de dénaturer une pensée de plus grand(e) que lui à ses fins personnelles qui sont finalement machistes et tout sauf populaires…. Et « Le Monde » encore une fois de se faire complice de ce genre de manipulation.