Nul doute que Willy Ronis a "mérité" cette photo, comme il en a mérité bien d'autres dont il nous fait partager l'émotion. Né en 1910 à Paris, fils d'un émigré juif d'Odessa et d'une pianiste lituanienne, il avait commencé sa carrière en 1932 en reprenant le studio de retouche photo de son père. Dès 1934, avant même d'embrasser la profession de reporter, il descend dans la rue pour photographier les manifestations ouvrières. Ce thème lui restera cher. Il aura le talent de capter ces moments qu'il saisit dans leur vérité par empathie, comme une sorte de témoignage militant. Dans sa dernière interview Willy Ronis se confie : "J'ai rangé mon matériel le jour où j'ai constaté que je ne pouvais plus gambader dans Paris, grimper sur une caisse pour avoir le meilleur angle de vue ou traverser une rue en courant [...] Toute ma vie, j'ai préféré la photo de rue, la photo "réelle", la capture du moment unique, celui où surgit une péniche sous un pont ou une femme avec un landau en bas d'un escalier... La vie d'un photographe est remplie de moments de ce genre, de moments de grâce".
L' "engagement" de Willy Ronis est à la source des émotions que nous procurent ses photos d'usines, de travail, de loisirs ouvriers, de rues populaires. Mais le titre de l'exposition nous parle aussi de "poétique" : Qu'est-ce à dire ? Le substantif "poétique", du grec poiêtikê, évoque quelque chose de la création [poiêsis : "création"]. "La photographie, disait Willy Ronis, c'est le regard. On l'a ou on ne l'a pas". En quoi le regard participe-t-il de la création ? Regardons encore une photographie, celle-ci pour le moins insolite :
???
Nous voyons trois manchots qui semblent aller au-devant d'un cavalier blanc qu'on aperçoit tout au fond, au bout de l'allée qui sort du parc...
... Le regard, perplexe, se porte alors sur la légende écrite sur un petit panneau à proximité de la photographie : "Le repos du cirque Pinder".
La scène alors prend sens. Ecoutons Willy Ronis commenter lui-même cette photographie :
"Air France Revue me commande un reportage sur quelques grandes familles, dont la famille Pinder. Février 1956, le cirque prend ses quartiers d'hiver dans un château de Touraine.
J'effectue ma mission dans un climat morose car je n'ai rien rencontré d'intéressant.
Je parcours en vain le parc, en quête d'une idée susceptible de sauver l'aventure, quand j'avise un trio de manchots errant dans ces lieux aussi tristement que moi-même. Me vient un projet diabolique. Je ramasse dans l'herbe une petite branche et pousse sournoisement mes palmipèdes vers le portail, comme s'ils avaient décidé d'aller faire du footing hors de la propriété.
Au moment de lâcher ma baguette pour fixer cet épisode salvateur, survient un miracle. Au loin, un cavalier sur un cheval blanc. L'image prendra alors un tout autre sens. Ce seront les trois émissaires des châtelains accueillant dignement le noble étranger de passage".
Voilà une magnifique illustration de "poétique", de "création" qui confirme l'adage : "Créer, c'est sortir du cadre" !
Une grande reconnaissance à Willy Ronis pour sa belle invitation à l'empathie et à inlassablement nous exercer à un regard large, qui sorte du cadre, pour comprendre les scènes du monde.
« Homo sum : humani nihil a me alienum puto » : « Je suis un homme, et rien de ce qui est humain, ne m'est étranger »
(Terence, L'Héautontimorouménos)